Episode 6 - Maëlle, Montparnasse 19h10

Publié le 16 Mars 2012

 

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Depuis hier soir, l'humeur de Michel n’a pas vraiment évolué vers le mieux. Dans ces moments-là, sa tignasse encore plus en pétard est un super baromètre.

 

-          Allez, viens, on file, direction Nanterre. J'ai un pote qui nous attend garé sur le parking d'un petit hôtel, rue du Maine...

-          Bonjour !...

-          Oui, excuse-moi... Les enfoirés !

 

Je préfère trottiner derrière lui jusqu'au lieu du rencard en priant pour que son copain soit un peu plus loquace, et d'un peu moins mauvaise humeur... Effectivement, lui, il me dit bonjour. Sinon, son poil m'a  l'air tout aussi hérissé, et le reste du bonhomme avec.

 

-          Tu te rends compte que maintenant à la préfecture, ils les interpellent au guichet des étrangers quand ils viennent pour essayer de faire avancer leur dossier !

-          Lamentable, c'est honteux... Piéger les gens qui viennent de bonne foi dans un lieu de la république !

 

Pas besoin de décodeur. La défense des sans-papiers, Michel, c'est quelque chose qui le tient aux tripes...

 

-          Ils se tiennent tous la main, je te dis. T'as pas vu dans "le Canard", la semaine dernière ? Y'a un proc général qui a donné des instructions à ses procureurs pour qu'ils aident au mieux les préfectures à expulser les étrangers. Il leur est demandé d'évoquer avec le préfet les recours possibles lorsqu'une décision du juge des libertés et de la détention leur paraît critiquable...

-          D'accord, autrement dit, c'est le préfet qui donne les ordres au procureur... Bonjour la séparation des pouvoirs !...

-          Putain, ça roule pas terrible, ce soir. A cette heure, on devrait pourtant être à peu près peinard !

-          Ouais, mais on est vendredi...

-          Remarque, c'est bon, on a rendez-vous à 20 heures, et ça démarre jamais à l'heure...

-          Sauf que faut quand même y être avant l’entrée de la délégation dans la préf !

 

A ce stade de la conversation, je me sens  autorisée à être un brin curieuse :

 

-          Dis donc, les gars, votre soirée, c'est un parcours santé, ou le parcours du combattant ?

-          Les deux, minette, on t'explique : rencard  devant la préfecture à 20H. T'as compris pourquoi... Ils nous font l’honneur de nous recevoir en dehors des heures de bureau, preuve de leur intérêt pour cette question sensible, qu’ils disent, envie surtout que ça se passe le plus discrètement possible… Les enfoirés...

-          Oui, Michel, jusque-là, j'ai compris.

 

Si je le coupe pas tout de suite, c'est reparti pour un tour...

 

-          Après, on se retrouve tous à la salle Louise Michel, juste à côté, pour faire un point info- action.

-          D'accord, c'est parti pour une soirée shopping... Mais j'adore !

La dernière réplique m'est largement soufflée par le regard en biais de mes deux camarades de jeu... Et la suite du trajet s'effectue en silence. Un peu lourd pour le compte...

 

 

-          Ah, tout de même !...

C'est vrai qu'on est pas loin de 250 pelés, dixit Michel qu'a un compteur à manifestants bien huilé au fil du temps. C'est beaucoup, paraît-il pour un vendredi soir. Faut dire que toutes les assoc du coin ont été rameutées, contexte brûlant oblige, galopant même si l'on en croit les conversations alentour. Elles évoquent toutes un regain d'interventions musclées après une accalmie dûe aux opérations de résistance autour des écoles, dans les aéroports et ailleurs. J'aperçois des banderoles de RESF, de la CGT, de l' AME, Association Malienne des Expulsés... "Laissez-les grandir ici" ; "Nous sommes tous des enfants de sans-papiers"...

Tout est dit

Quelques cris colorés

Des visages qui ne le sont plus à force d'avoir peur

Des yeux en colère.

D'autres qui les soutiennent...

Des gens debout, quoi, qui ne comprennent pas, ou qui n'acceptent pas.

Et qui le disent.

Michel et son copain ont tôt fait de disparaître dans ce champ de banderoles, me laissant loin derrière eux. J'ose à peine m'approcher tant je me trouve en décalage avec tous ces gens dont les rêves se sont, depuis trop longtemps, cristallisés sur un bout de papier officiel. Une poignée de représentants d' assoc vont être reçus par le chef de cabinet du préfet. Combien de fois on leur a fait le coup, combien de fois ils y ont cru avant de s'apercevoir que leurs démarches, pétitions ou rendez-vous étaient des voies sans issue ou des affaires classées sans suite, qu'on les occupait, histoire de leur fermer la trappe jusqu'à la prochaine fois ?... Mais ils ont raison : pas d'autre choix que d'y croire. Un refrain d'abord timide enfle rapidement.

 

Charters, au r'voir, papier mouchoir

C'est juste sous vos papiers-rideaux

N'ayez plus peur, papier d'humeur

De protester:

 

Laissez passer les sans papiers

Ministres, préfettes, papier en tête

Promis, pas fait, papier froissé

Nous, on est prêt...*

 

 

 

J'ai envie de me glisser tout près, de demander à l'un ou à l'autre : "Dessine-moi un rêve"... Je verrais probablement émerger une tronche de passeur, de fonctionnaire tatillon, de bailleur inflexible ou d'ami double- face...

 

-          Une p' tite signature, siou plaît!

-           

J'avais pas vu arriver ce petit bout de femme toute en sourire, empêtrée entre sa pétition et sa banderole...

 

-          Mais t'as le droit de lire d'abord...

-          Pas la peine, quand c'est RESF, je signe sans regarder !     

-          T'es chez nous, toi ? Pourtant, vu le temps que j'y consacre, je commence à avoir une bonne mémoire des visages...

-          Non, non, je sais ce que vous faites, et je suis d'accord, c'est tout.

-          En ce moment, c'est pas suffisant, ma belle, on a besoin de monde, et vite ! T'es de quel coin ?

-          Quelque part entre le Finistère et Paris intra-muros...

-          Moi, je suis dans le 20ème. On est un petit noyau. Si tu me laisses tes coordonnées, je t'envoie un texto pour notre prochaine réunion

-          Après tout, pourquoi pas...

-          Maintenant, on se retrouve tous dans la salle à côté, tu viens ?

-          Oui, oui, je suis au courant. J'attendais un copain, mais il a dû en trouver d'autres. Alors autant y aller avec toi...

 

Sitôt installés, c'est un gars de la cégète qui prend la parole, d'abord pour rendre compte du nouveau bide, enfin de la dernière chambre d'enregistrement qu'ils ont croisée et pour faire un point de la situation avant de passer la parole à ceux qui la veulent. Pour une fois c'est concis, et donc forcément plus percutant...

 

-          On est tous ici pour rappeler notre refus des arrestations, des mises en centres de détention, notre rejet d'une politique qui broie les familles, les couples, les individus qui pourtant contribuent comme les citoyens français à faire fonctionner notre pays et à lui apporter, parfois depuis des années, leur énergie, leur courage, leur créativité. Nous condamnons ces politiques qui entretiennent la dépendance des pays du Sud, les guerres et les pillages de leurs richesses !

 

Une salve d'applaudissements vient conclure cette intervention. Hochements de têtes et regards croisés rappellent que la plupart des gens qui sont ici vivent et partagent ce qu'ils ont entendu. Après viennent les témoignages en direct ou rapportés. Normal, c'est une étape incontournable, c'est même la justification essentielle de ce genre de rassemblement : qu'ils puissent parler, raconter, et qu'enfin on les écoute, avant même qu'ils soient entendus. Là, c'est un jeune qui a croisé les policiers de la police aux frontières. Soupçonné d'avoir falsifié son âge, il a été placé en garde à vue avant d'être examiné... Tête baissée... examen des os, de la pilosité... Yeux mouillés... Organes génitaux... J'ai honte pour lui, la suite est un peu plus heureuse. L'arrêté préfectoral de reconduite à la frontière qui se justifiait par la conclusion de cet examen a été cassé... Mais attention, la suite n'est pas la fin. C'est un sursis, comme trop souvent. Plus loin là-bas, on évoque le cas d'une mère en rétention qui est sous la menace d'une expulsion. Elle a été arrêtée sur son lieu de travail par la police et... les agents de l'URSSAF... Ben voyons, c'est pas une branche de la "Sécurité Sociale" la bien nommée, ceux-là?... Une instit nous parle du fichier "Base- élèves", un paquet suspect avec ses mentions relatives à la nationalité, la date d'arrivée en France, la culture d'origine, la langue parlée à la maison... Fichier en vigueur dans 77 départements ! Et les tests ADN... Et un retour au pays pour eux. Lui est Serbe, elle est Kosovar... Ça s'appelle une séparation de fait et de force... Et Joinville-Le-Pont et cet encore Malien en situation irrégulière, mort parce qu'il voulait fuir la police, on s' demande pourquoi... Et la chasse aux enfants... Et les rafles aux bouches de métros et devant ou même dans les centres d'hébergement des étrangers... Mais putain, comment ils font ceux qui le vivent, le subissent, et les autres qui sont là, tout le temps, pour pas se laisser abattre par cette inhumanité quotidienne, effrayante, désespérante... Un tout petit extrait d'un livre de Gwenaëlle Aubry me revient en mémoire...Sans- papiers...cette soustraction par laquelle on les désigne...comme s'ils étaient à ce point hors du monde qu'on ne pouvait les dire qu'en les niant...

 

Allez, il est grand temps de parler d'action joyeuse, les organisateurs l'ont bien  compris... La parole est donnée à un adjoint au maire de Nanterre. Il nous annonce que le moment est venu de remonter le moral des troupes, et qu'il nous invite tous, là maintenant tout de suite, au parrainage républicain de Malik. Lui-même a l'honneur d'être le  parrain, et il demande à la marraine de venir le rejoindre. Je vois alors se lever ma voisine- nouvelle copine, effectivement très impliquée... Elle sourit encore.  Malik vient de Bamako. Il se tient debout en habit du dimanche qu'est le jour du parrainage. On le sent timide et un peu gêné de se retrouver au centre d'une fête qui le dépasse, et dont il ne connaît pas encore tous les tenants ni les aboutissants surtout. Six ans à peine, des parents absents par mesure de sécurité probablement, et une toute nouvelle famille arc-en-ciel... La situation n'est ni simple, ni banale. Pour personne. Il règne une drôle d'ambiance ici, complice, mais pas vraiment détendue, un peu "veillée d'armes", pas mal "mort aux flics", et toute en retenue. Notre adjoint rappelle vite fait que ces parrainages visent à aider, protéger les gamins de parents sans papiers et à sensibiliser l'opinion à leur situation avant de lancer un tonitruant "Ralliez-vous à mon verre de rouge, de blanc, de p' tit noir serré ou de tout c' que vous voulez"... Et j'aperçois enfin la touffe poivre et sel de mon Michel... qui rigole, un verre à la main, encadré par un Africain et un Asiatique. Je me demande ce que je deviendrais sans mon remède anti-douleur, moi. Il a croisé mon regard et pigé. Ça lui arrive tous les dix ans. Et c'est aujourd'hui. Il m'entoure de ses bras rassurants, m'embrasse, et me murmure :

 

-          On les aura...

 

S'il le dit...

Son copain Yann arrive sur ces entre faits, chargé de deux verres, un pour moi, l'autre pour le premier venu, une première en l'occurrence... C'est notre petite fée-marraine, tenant Malik par la main, qu'elle finit de présenter à notre assemblée. Michel félicite le duo :

 

-          Bravo, c'est un super engagement... J'ai l'impression que t'aurais pu tomber plus mal, garçon...

 

J'embraye :

-          Et tu l'as décidé comment ?... Les circonstances ?... Le hasard ?...

-          D'abord le contexte, et puis, quand une idée à défendre devient quelqu'un que tu croises tous les jours, ça bouscule davantage ! En plus, personnellement, j'ai été attirée un moment par l'adoption d'un gamin issu d'un de ces pays. Je suis même allée assez loin dans les démarches. Mais la galère et les systèmes pas très transparents m'ont dégoûtée. J'ai l'exemple d'une bonne copine qui rame depuis des mois et qu'on balade de certitude en promesse et vice-versa, avec un petit Malien justement... ça m'a refroidie. Alors quand j'ai croisé la famille de Malik, j'ai décidé de faire le minimum pour pouvoir me regarder le matin dans la glace… C'était nécessaire, sans être forcément suffisant... Chacun ses limites... Bon, les copains, je suis contente de vous avoir connus, et je vous dis « A la prochaine ». Maëlle, tu n'oublies pas ta promesse, hein ? File-moi ton numéro !...

-          Tout de suite, avec joie !

 

Celle-là, et sa cause à défendre, je vais m'arranger pour les retrouver sur mon chemin, et dans pas longtemps !...

 

 

 

Photo: Anna Roudot

 

*  "Les sans-papiers", Musique: Serge Gainsbourg, Texte: Nicolas Bages

Rédigé par belleville-sur-cour

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D
C'est bien! Est-ce que c'est du vécu ce genre de réunion?
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B
<br /> <br /> Oui, un croisement de vécus, plus précisément...<br /> <br /> <br /> Merci David!<br /> <br /> <br /> <br />
I
Ouah... Ben pour démarrer ça démarre, et fort! Ca n'étonne qu'à moitié de retrouver Maëlle embarquée dans un tel milieu, elle qui justement semble rarement faire les choses à moitié...Un chapitre<br /> fort qui prend aux tripes,et le son de Salif Keita y est sûrement pour quelque chose. Un gros mélange d'injustice et d'espoir pris en plein figure, et ces quelques mots sur la photo qui ne<br /> pouvaient pas mieux tomber: "it's a mad world"...<br /> J'en veux encore!
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B
<br /> <br /> Merci Isa!<br /> <br /> <br /> <br />
S
En effet, ça le fait bien ce nouvel épisode. IL a un comme un p'tit air de déjà vu c'Michel... Bien vu la musique aussi...
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B
<br /> <br /> Merci Samuel. J'étais sûre que tu serais aussi sensible à la musique...<br /> <br /> <br /> <br />