Mali, Cravates et Chantilly - Chapitres 13 à 16

Chapitre 13

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Marie-Madeleine entre dans la pièce et s’immobilise, ne sachant si elle doit s’avancer ou attendre l’inspecteur Traoré qui annonce à Axelle le changement dans l’ordre des interrogatoires. Finalement, l’inspecteur la rejoint, ferme la porte à double tour et, désignant un siège, lui demande de s’asseoir.

De l’autre côté du bureau, le commissaire Coulibaly est penché sur une dizaine d’agrandissements photographiques et n’a pas levé les yeux.

Marie-Madeleine se retourne, l’inspecteur est resté debout près de la porte, adossé contre le mur, et ne semble pas disposé à commencer l’entretien. Elle se redresse sur son fauteuil, bien décidée à ne pas se laisser impressionner par un stratagème aussi grossier : la porte que l’on ferme à clé, ce policier qui feint de ne pas l’avoir entendue entrer, l’autre qui reste immobile dans son dos…

Dans le prolongement du bureau à gauche, un petit bonhomme grisonnant est installé au milieu du matériel informatique. Clavier, écran, imprimante ont été repoussés pour céder la place à la machine à écrire du fonctionnaire de police. Le petit bonhomme s’applique à glisser soigneusement deux feuilles et un carbone central entre les rouleaux de son antiquité. Le silence est juste rythmé par le froissement du papier et le ronronnement du climatiseur peu bruyant mais très efficace.

Sur le mur derrière le commissaire, un poster de l’Office du Niger présente la grande mosquée de Tombouctou. Marie-Madeleine se récite le routard : Jingarey-Ber construite par l’empereur Kankou Moussa au retour de son pèlerinage à La Mecque au XIVe siècle. L’architecte Es Saheli qui…

– Madame… Madame…

Le commissaire Coulibaly met un terme au contrôle de connaissances historiques et ramène notre touriste à un autre examen.

– Oui, Monsieur le Commissaire.

Nous allons commencer, si vous le voulez bien, par vos nom, prénom et profession.

– Marie-Madeleine Granger, je suis bibliothécaire.

Un cliquetis métallique appelle son regard instinctivement vers la gauche. Le petit bonhomme vient de commencer à pianoter sur son clavier mécanique.

– Racontez-moi la fin de la soirée de samedi au restaurant « l’Akwaba ».

– Après le repas, nous avons traîné un peu. Certains ont dansé. La musique afro-cubaine était agréable, un peu forte peut-être…

Le bruit des frappes de la machine à écrire, le froissement du papier, le retour régulier du chariot…

On dirait la bande sonore d’un film américain, pense soudain Marie- Madeleine. Un interrogatoire dans un commissariat de police dans Harlem. Ed Cercueil tapote un mégot sur la crosse de son magnum en préparant sa prochaine question. Marie-Madeleine réfrène un petit sourire en découvrant le cure-dent que le commissaire Coulibaly vient de glisser entre ses lèvres.

– Tous les membres du groupe étaient présents ?

– Oui, tout le monde était là. Axelle et Paul sont arrivés les derniers, nous les attendions pour dîner.

– Quelle était l’ambiance ? N’y avait-il pas de tensions ?

– Non… C’était le début de notre voyage, la première soirée de nos vacances. Sophie avait une forme éblouissante et tenait absolument à danser. Paul n’était pas très souriant, ni très causant mais comme à son habitude. Odette semblait un peu contrariée parce que son mari buvait trop, mais Odette n’est jamais complètement détendue.

– Vous avez beaucoup bu d’alcool ?

Marie-Madeleine sursaute. Elle avait oublié l’inspecteur Traoré. C’est lui qui vient d’intervenir dans son dos. Elle se retourne légèrement, il est toujours debout près de la porte.

– Moi personnellement ?

– Vous et les autres membres du groupe, insiste le policier.

– Deux ou trois whiskies en ce qui me concerne. Sophie, Paul et Robert un peu plus, je crois. Les autres, je ne sais pas… un peu quand même.

Le commissaire reprend la direction de l’entretien.

– Qui a quitté le restaurant en premier ?

Habib a invité Axelle à danser. Ensuite elle a annoncé qu’elle rentrait se coucher et, naturellement, Habib a proposé de la raccompagner. Ça sentait le coup prémédité, mais bon… Ils sont majeurs !

– Quelle heure était-il ?

– 23 h 30 environ.

– Qu’a fait le reste du groupe ?

– Eh bien… Dix minutes plus tard, Paul s’est levé et a grommelé qu’il « se faisait chier » – Excusez-moi l’expression monsieur le Commissaire – et qu’il rentrait. Sophie et Robert dansaient encore. Odette l’a accroché, elle a crié qu’elle avait peur dans le noir et qu’elle préférait ne pas rentrer seule. Je dis qu’elle a crié car je pense que c’était à son mari que la remarque était adressée, mais celui-ci n’a rien entendu vous pensez, il était tout à son affaire avec Sophie. Cela dit sans aucune méchanceté ni jugement de valeur. J’essaie de vous donner les détails pour votre enquête monsieur le Commissaire.

– Vous n’étiez donc plus que trois. Sophie Ducroc, Robert Roussel et vous-même. Que s’est-il passé ensuite ?

– Quelques minutes plus tard, Robert est venu s’asseoir et souffler un peu, il en avait rudement besoin. Il m’a demandé où était sa femme, je lui ai répondu qu’elle était rentrée avec Paul. Il a réfléchi un moment et m’a dit qu’il ferait peut-être aussi bien d’aller se coucher également. Je lui ai confirmé que c’était une bonne idée et que j’allais l’accompagner.

– Sophie Ducroc vous a-t-elle vus partir ?

– Oui, bien sûr… Elle dansait et nous a fait un petit signe de la main.

– Vous êtes retourné directement au Balafon ?

– Oui, directement. Robert a rejoint sa chambre et je suis entrée dans la mienne peu de temps après.

– Vous connaissez bien Robert et Odette Roussel ?

– En effet, je travaille avec eux depuis quelques années. Robert est le directeur de l’école où Odette est institutrice et je m’occupe de la bibliothèque du collège attenant.

– Connaissiez-vous les autres membres du groupe ?

– Eh bien… Je connaissais Paul. Avant, nous étions dans le même lycée, nous nous sommes fréquentés un peu et ensuite… perdus de vue ou presque depuis cinq ou six ans. J’ai croisé sa femme une ou deux fois mais je ne la connaissais pas.

Et Axelle ?

C’est encore l’inspecteur Traoré qui intervient d’une voix cassante.

Marie-Madeleine répond froidement et sans se retourner :

– Je ne l’avais jamais vue… et Habib non plus.

– A quelle heure avez-vous quitté Robert au Balafon ?

– A minuit dix. J’en suis sûre parce que j’ai regardé ma montre en entrant dans ma chambre et je me suis décidée à la régler à l’heure locale.

– Vous n’êtes pas ressortie jusqu’au lendemain matin ?

– Si… Vous savez, j’étais un peu inquiète. Nous avions laissé Sophie à l’Akwaba. Je sais qu’elle est assez grande pour se débrouiller mais quand même, une femme blanche… enfin une femme seule.

Coulibaly ne relève pas. Marie-Madeleine poursuit :

– La musique, la danse… Sophie faisait la fête mais elle était très… provocante. Elle aimait plaire. Les hommes n’étaient pas indifférents et certains auraient pu croire… croire des choses. Je n’étais pas tranquille, j’ai pris une douche et je suis ressortie.

– Dans quel but ?

– Prévenir Paul, évidemment…

– Et vous n’avez rencontré personne ?

– Si, justement. Axelle était à l’entrée du Balafon…

– Quelle heure était-il ?

– Peut-être 1 heure du matin, je ne sais pas exactement.

– Elle entrait ou bien elle sortait de l’hôtel ?

– Elle sortait, me semble-t-il. J’ai pensé que la chaleur l’empêchait de dormir et qu’elle voulait se dégourdir les jambes…

– Les chambres du Balafon ne sont pas ventilées ?

La voix de l’inspecteur a claqué comme le premier éclair d’un orage tropical lorsque l’air saturé d’humidité lui offre un chemin fragile entre la terre et les nuages débordant d’énergie. Même le scribe a suspendu un instant sa frappe monotone.

– Si bien sûr, souffle Marie-Madeleine.

– Qu’avez-vous fait alors ? reprend doucement le commissaire Coulibaly.

– Je me suis assise au bord de la piscine. Le ciel était magnifique ce soir-là.

– Et votre inquiétude au sujet de Sophie Ducroc ?

Je me suis reprise… J’ai pensé que j’allais être ridicule de réveiller Paul en pleine nuit. Et puis si Sophie était rentrée entre temps… j’allais probablement déranger. J’ai traîné un moment, la tête dans les étoiles et je suis allée me coucher pour de bon.

– Avez-vous vu Axelle rentrer ?

– Non, je l’avais oubliée…

Malgré la clim’ efficace, le rythme soutenu des questions et les interventions brèves et acérées de l’inspecteur Traoré ont fait grimper « virtuellement» le thermomètre de plusieurs degrés mais les perles de sueur que Marie-Madeleine sent glisser sous ses aisselles sont bien réelles…

 

Photo: Frank Boulabi 


Chapitre 14


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Il est 15 heures, et je dois aller affronter nos deux fins limiers. J’abandonne Habib au milieu d’une conversation en allemand. Il se débrouille d’ailleurs pas mal; c’est vrai que dans son boulot… J’arrive juste à temps pour voir Marie-Madeleine me précéder, me piquer mon tour, quoi.

Traoré intervient avant que j’aie eu l’occasion d’ouvrir la bouche.

– Excusez-nous, madame, mais votre amie vient de nous préciser qu’elle avait une importante révélation à nous faire. Vous comprendrez le caractère d’urgence de cette entrevue…

Mon amie, tu parles. En attendant, je suis grillée pour un moment. Une révélation ? Bizarre, bizarre… J’hésite. Aller me reposer ? Non, n’oublions pas nos nouvelles fonctions de détective amateur. Je vais plutôt fondre sur ma première victime. Un coup d’oeil circulaire, et c’est Robert qui se retrouve en première ligne. Deux minutes de réflexion pour mettre au point une stratégie d’encerclement et le gaillard est à moi !

– Ah ! Robert. Quelle coïncidence. J’avais justement très envie de vous parler. C’est si rare que vous soyez seul…

J’ai senti une légère crispation dans le regard, un imperceptible mouvement de recul. Je reprends très vite, rassurante :

– Nous aurons, je pense, pas mal de temps à tuer les jours prochains. Autant le tuer agréablement ! J’ai appris que vous étiez directeur d’école, et un directeur particulièrement compétent, d’après les ouï-dire, si si, ne soyez pas modeste! De toute façon, c’est quelque chose qui se sent immédiatement. Il émane de vous un je ne sais quoi… C’est ce qu’on doit appeler l’aura, je suppose.

– Vraiment, vous trouvez ?

Ça y est, le poisson est dans la nasse. On va y aller doucement.

– Le hasard fait que, enfin j’ai l’ambition, heu je veux dire… Pensez-vous que je puisse un jour accéder à cette fonction ? Quelles qualités, d’après vous, faut-il développer pour…

Eh bien, puisque vous me posez la question, j’y répondrai en deux points génériques, d’abord les objectifs que vous vous fixez, ensuite bien sûr, les moyens d’y accéder, le pourquoi et le comment en somme…

Et c’est parti pour la grande messe pédago. Je lui laisse dix minutes pas plus.

Après, c’est sûr, j’interromps la classe. Et vas-y pour les formations enchaînées en boucle aux intitulés ronflants, compétences transverbeuses alignées au prix d’efforts sur une personnalité mal préparée aux expositions successives, et tout ce qui n’est pas dit : courbettes à répétition, impasse sur ce qu’on pense vraiment. C’est vrai que chez ces gens-là, on ne pense plus, alors… N’empêche que dans son CV ripoliné, y’a un trou de deux ans quand même. Mon sixième sens de pisteuse débutante m’avise qu’on me cache quelque chose. J’enchaîne, doucereuse.

– Mais Robert, d’après mes calculs, je n’ai fait le compte d’aucune activité en 97-98. Ne me dites pas qu’avec votre bel enthousiasme, vous êtes resté sans partager votre savoir tout ce temps.

– Eh bien si ! C’est pourtant le cas ! Il était fatigué, alors il a pris une dispo…

C’est Odette qui vient d’intervenir.

J’observe Robert du coin de l’oeil, gamin pris en faute, il préfère regarder ailleurs. Drôle de couple. Une impression de rapports sado-maso constamment inversés, suivant le rôle du moment tenu par chacun. Là, visiblement, c’est la commère qui tient les rennes. Quel est ce bout d’existence si essentiel à cacher pour qu’il s’écrase ainsi sans broncher, alors  qu’il y a quelques heures à peine, il la faisait taire par une énorme claque ? A voir…

Je suis sauvée par le gong. C’est la voix de l’inspecteur Traoré qui crie mon nom.

– Madame Assel, Madame Assel !

– Oui !

J’accours, pressée d’être débarrassée de ce premier et j’espère ultime interrogatoire. Le ton et la forme de la première question me semblent un rien trop solennels.

– Madame, vous allez participer à un interrogatoire de police. Tous vos propos seront précisément consignés et pourront ultérieurement être utilisés contre vous. Nous vous les relirons et vous les signerez à l’issue de l’entretien. Maintenant, commençons si vous le voulez bien. Racontez-nous par le détail votre soirée du samedi au dimanche, depuis vos retrouvailles au restaurant avec vos amis jusqu’à votre lever le lendemain.

– Eh bien, c’est pas très compliqué. Après le dîner, Habib a proposé de me raccompagner, ce qu’il a fait et je suis rentrée me coucher.

– Quelle heure était-il ?

– 23 heures trente environ.

– Comment s’est déroulé le repas ?

– Très normalement. Personne n’a beaucoup parlé. La fatigue sans doute et la musique. Elle était très forte. On a un peu dansé

– Vous n’avez rien remarqué au cours de la soirée, des tensions, des remarques, un geste ?

– Non, vraiment pas. Rien qui puisse orienter l’enquête.

– Vous êtes arrivée assez tard à l’Akwaba, m’a-t-on dit.

Touchée. Je m’y attendais…

– Oui, en effet. J’ai bu un verre avec Paul avant, au bar du coin.

– Un verre que vous avez mis plus d’une heure à boire, tout de même.

Nous y voilà.

– Une, vous dites, vous êtes sûr ? Ça m’avait paru beaucoup plus long !

Je regrette aussitôt cette remarque. C’est le genre qui fait du bien sur le moment mais qui se retourne vite contre toi. Bon, le flicaillon ne relève pas et poursuit :

– Et sur quoi a porté votre conversation, sans indiscrétion ?

– Tout et rien. La vie en général. La fugacité de notre passage ici bas, l’intemporalité de certaines rencontres. L’imagination au service du quotidien... et le prix des capotes.

Zut, c’est plus fort que moi. Le regard s’est durci et l’intervention suivante est nettement plus sèche.

– Passons… Parlons maintenant de votre fin de soirée. Vous dites que vous êtes allée directement vous coucher ?

– Oui, absolument.

– Et ce, jusqu’au lendemain matin ?

– Oui, j’ai dû me lever vers 6 heures, comme on nous l’avait demandé.

– Vous n’êtes pas ressortie entre temps ?

– Non.

– Faux, Madame Assel, Nous avons ici un témoignage affirmant qu’on vous a vue debout devant le Balafon vers une heure du matin.

-  Mais non !

Ma protestation s’étrangle d’un seul coup. Mais bien sûr. C’est vrai. J’avais chaud. Je n’arrivais pas à dormir. J’entendais la musique du bar d’à côté et je me suis levée à la recherche d’un peu d’eau.

Tout était bouclé dans l’hôtel, alors je me suis dit que je pourrais peut-être en trouver chez un de ces petits boutiquiers non loin de là. Je n’ai rien vu qui ressemble à de l’eau minérale mais je suis restée un peu observer la vie du quartier après la tombée du jour et je suis retournée me plonger dans mes rêves nocturnes. C’est ce que je leur dis aussitôt. J’avais oublié, vraiment et c’est pas important… Mais je sens bien que c’est fichu.

Le doute s’est installé. J’ai menti et c’est un mensonge qui tombe mal.

Mauvaise heure. L’heure du crime…

– C’est bon, restez dans les parages, Madame Assel, nous aurons probablement besoin de vous entendre à nouveau…

Et zut, tiens. Je me suis faite avoir comme une bleue. Comme d’hab’ remarque. A force de prendre les gens pour plus cons qu’ils ne l’sont…

J’aurais dû y aller prudemment. Marquer un temps de réflexion après chaque question. Mais non, penses-tu, toujours sûre de moi, je fonce. Résultat, me voilà sur le banc des suspects, et bien placée en plus. Il faut absolument que j’en parle, là maintenant. Habib. Il faut trouver Habib. Il saura lui, me dire si c’est grave ou pas, et comment je peux rattraper le coup.

Et pourquoi, il saurait, lui ? J’en arrive à penser vraiment n'importe comment. Axelle, calme-toi, la situation n’est quand même pas dramatique.

Tu t’es sortie de plus difficiles que ça. Souviens-toi ta dernière séparation, tu as été très à la hauteur. Calme, pondérée, définitive… Et pour la précédente, bon, c’était un peu plus hystérique, mais tu t’en es sortie aussi...

L’essentiel est bien là non, s’en sortir, compter ses yeux, ses doigts et ses dents et se dire qu’on est entière, que tout cela n’est pas grave et que le meilleur est à venir, se dire qu’on est une femme de passage comme il est des femmes qui restent, arriver à faire pétiller une histoire qui finit mal.

Et puis, de quoi tu te plains, t’aimes ça toi, les eaux courantes, t’as toujours cogné sur ce qui dure, tu t’es toujours barrée quand ça sentait la pierre. Alors ?

Alors, rien. Je suis fatiguée. Très fatiguée et mes pensées dévient. Je voudrais mettre ma tête au repos. J’en arrive presque à regretter le voyage cul-cul-gnan-gnan qui m’faisait si peur avant d’arriver.

Un réconfortant s’impose. Il me faut très rapidement une Castel bien fraîche dans un endroit reposant. Rien de tel pour retrouver des idées claires et un moral de cheval. Allez ! Direction le Djoliba, au trot.

Douche froide à l’entrée. Marie-Madeleine écluse un whisky (ou un thé dans un verre à whisky avec des glaçons) au comptoir hagard du bar.

Impossible d’éviter au moins son regard geignard (du bar). Le mien est froid et distant mais c’est sans compter sur sa trouille maladive d’être seule.

La documentaliste sangsutive frappe encore :

– Tu bois quelque chose ?

– Tu t’fous de moi. Après ce que t’es allée raconter aux flics ?

– Mais quoi, je n’ai dit que la vérité. J’ai pas pensé à mal. De toute façon, t’es comme moi, t’as rien à te reprocher

– Et alors, moins on en dit, mieux c’est. T’as pas compris qu’il leur faut absolument un coupable ! Que ce soit le bon ou pas, ils s’en foutent. Au contraire un bon petit innocent qui tend le cou aux coups, ils aiment ça. C’est moins de boulot. Crains rien, t’es la prochaine sur la liste.

L’argument est tordu, la logique discutable. Heureusement, Marie- Madeleine n’est pas de ceux qui raisonnent mais qu’on impressionne. Le coup a porté et mes nerfs s’en trouvent dépelotonnés.

Un dernier regard vachard pour constater l’affaissement de notre représentante du prêt du livre scolaire et me voilà au fond de la salle, seule, tournant le dos au monde extérieur, bien décidée à jouer les autistes, quelle que soit la prochaine intrusion .

Je commande sottement ou naïvement une petite Castel pour constater que, dans ce pays, ils arnaquent même sur les centilitres affichés. Je décide donc de vérifier si la tromperie est la même pour les grandes.

Très rapidement, mon horloge intérieure, équilibre parfait de calme et de réflexion, reprend ses marques. Ne perdons pas de vue qu’il y a eu meurtre, qu’il existe donc au pire un assassin , au moins  un frustré maladroit et que notre agitateur récréatif de service et moi-même avons décidé de le traquer, voire de le confondre.

 

Photo: Frank Boulabi 


Chapitre 15

 

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Résumons, où en suis-je de ce début d’enquête ? J’ai pour le moment vaguement interrogé Robert et deux années semblent rayées de sa vie. Deux années dont ni lui ni Odette n’ont l’air de vouloir parler. Marie-Madeleine travaille avec eux. Ah oui, et elle a aussi bossé avec Paul, qu’en garde pas un souvenir fabuleux apparemment. Que ça me plaise ou non, notre bibliologue est au centre de la toile et il va falloir l’approcher, engagement oblige.

Je me retourne. Elle est toujours là, le regard vide, à attendre l’impossible.

Je décide de jouer l’étincelle, le fait marquant de sa journée. C’est vraiment parce que j’ai promis à Habib. Franchement, ils peuvent tous s’entretuer ou disparaître les uns après les autres, j’en ai pas grand-chose à taper.

– Marie-Madeleine, t’es encore là ? Mais ne reste donc pas toute seule. Allez, oublie ma mauvaise humeur. C’est pas ta faute, c’est eux, les deux guignols là. C’est vrai, ça sent le crime crapuleux à des kilomètres... Qu’est-ce qu’ils viennent nous embêter ?…

Marie-Madeleine s’approche, d’un coup plus détendue. Elle a agrippé son verre et sa bouteille et s’en verse une rasade. Je me contenterai de mon fond de Castel. Il faut rester lucide. Après, j’ai des trous de mémoire…

– Dis donc, t’as l’air de bien les connaître Robert et Odette. Remarque, ils sont plutôt attachants dans le genre…

Oui je sais, c’est beaucoup, c’est gros même, mais pourquoi pas ?

– Attachants, tu trouves ?

Et la voilà qui part d’un grand rire, qui s’étrangle même.

– Ah ben dis donc, on peut dire que tu sais choisir tes mots, toi. En fait d’être attachant, le Robert, il était très attaché… aux p’tits garçons, je veux dire.

Je reste un peu abasourdie. J’ai peur de comprendre.

– Comment ça ?

– Ben ouais ! Un jour, y’a un gamin qui s’est plaint à la maison que l’dirlo, il lui donnait des cours particuliers pendant les récrés. Il lui montrait des belles images sur son ordinateur, le gamin assis sur ses genoux si tu vois ce que je veux dire. Remarque, moi j’ai toujours trouvé bizarre qu’il soit tout le temps dans son bureau devant son ordi, enfermé à double tour mais bon, pour le reste j’avais rien remarqué. Bref, les parents en ont parlé discrètement autour d’eux et les langues ont fini par se délier. Il s’est retrouvé avec quatre familles sur le dos. L’éducation nationale, bien embêtée, lui a proposé deux années sabbatiques et une mutation pour calmer les esprits. Odette en a pris un sale coup sur la cafetière. Pas pour le péché mignon de son Robert. Je crois qu’elle s’en fiche éperdument – C’est vrai qu’elle a une tronche à avoir réinvesti dans le tricot – mais à cause de la fonction. Passer du statut de femme de dirlo à femme de tordu, ça lui a fait bizarre.

– Tu m’en diras tant. Maintenant que tu m’en parles, ils n’ont pas l’air complètement sereins, nos deux oiseaux…

– C’est le moins qu’on puisse dire…

La super baffe de ce matin, c’est un peu loin de l’image de deux pigeons qui roucoulent. Je revois la tronche de Robert complètement convulsée, les yeux injectés de sang. Entre sa bobonne déglinguée des nerfs et ses pulsions à réfréner, il doit pas être à la noce tous les jours. Pas mal, pas mal pour un début. Allez, on embraye !

– Et Paul, tu le connais depuis longtemps ? Le pauvre, quel merdier !

– Oh lui, c’est autre chose. D’un côté, il en est débarrassé pour un moment de sa Sophie…

– Un peu particulier le couple, non ?

– Ah ça, je sais même pas si on pouvait encore parler de couple.

– Ils restaient ensemble pourquoi, alors ?

– Aucune idée. Je me suis souvent posé la question. Tu vois, j’avais par moment une impression bizarre quand je les voyais ensemble. Je sais pas trop comment te dire. Ils semblaient liés par quelque chose. Chacun dans son genre était complètement désabusé. De temps en temps, ils se provoquaient encore, comme pour se prouver qu’ils étaient vivants, mais ils respiraient la tristesse, ces gens-là et même plus pour Paul : le désespoir.

 

Bien observé ; je repense à mon impression du premier soir et je suis tout à coup convaincue, comme une évidence, que notre Paul trimballe un lourd secret. Ses yeux le lâchent. Ils ont plus rien ni personne où se poser.

Alors ils s’enfoncent doucement dans leurs orbites pour mieux se couper du monde. J’ai pas réussi à les croiser une seule fois. Je veux dire vraiment.

Ses épaules se voûtent. Il a pourtant dû être un super gagneur avec sa gueule de conquérant mais là, ses épaules, elles disent qu’il a plus rien à conquérir et qu’il ne défiera plus. Il ne sourit pas, jamais. C’est une espèce de concentré d’ironie amère mais la douceur ne passe pas la porte. C’est bouclé depuis longtemps. Mon dieu, qu’est-ce qu’il a vu avec ces yeux-là, qu’est-ce qu’il a entendu pour ne plus pouvoir parler ? Et est-ce qu’il peut encore toucher ? Une petite voix m’interrompt : « L’enquête Axelle, reviens à ton enquête… »

– Il a toujours été comme ça Paul ? Je veux dire à l’époque où tu bossais à l’autre lycée, là, il était aussi… particulier ?

– Non, enfin, pas autant. Il y avait quand même des moments où il était un peu plus détendu. Faut dire qu’il était pas encore avec l’autre, avec Sophie. Il l’a rencontrée il y a six ans, juste avant que je change d’établissement.

– Et vous étiez très proches ? Enfin, vous étiez amis ?

– Plus que ça, si tu veux tout savoir. Mais n’en parlons plus. Apparemment, il n’y a que moi à m’en souvenir…

Marie-Madeleine a rougi brusquement avant de détourner précipitamment son regard. La main tremble. Ouh la la, voilà un épisode qu’a pas l’air d’être digéré. Changeons de conversation. De toute façon, je n’en tirerai plus grand-chose. C’est fini pour aujourd’hui. Je m’éclipse après un banal

« Il faut que j’y aille, il est déjà tard… » qu’elle n’entend pas, noyée qu’elle est dans ses souvenirs. La bouteille va y passer, c’est sûr. Il faut peut-être prévenir Habib pour qu’il vienne la récupérer avant qu’elle soit trop cassée.

Je ne sais pas l’heure mais le jour m’a tout l’air de tirer sa révérence. Je suis un peu lasse et à vrai dire, plus touchée par ces tranches de vie que je ne le voudrais bien. Les récits se superposent et des images de Sophie et Robert dansant ensemble sous l’oeil de Paul et Odette ajoutent à la confusion.

C’est quoi, un couple ? Vite une douche.

Qui sont ces gens, ces duos cannibales, est-ce qu’il faut s’avaler pour exister, est-ce que l’autre est une proie, est-ce que vivre, c’est s’en nourrir, est-ce qu’un jour, on peut se retourner et s’apercevoir qu’on est plus soi, que c’est pas seulement la vie, qu’à force d’être la moitié de quelqu’un, la notion d’entité s’est évaporée ? Ce soir, le mot partage me glace. Tout à l’heure, je boirai seule ma bière et demain matin je partagerai pas ma confiture, et après-demain je vivrai pas avec un cadavre ambulant, ni avec les quelques cellules grises que j’aurai bien voulu lui laisser…

Pas franchement gai tout ça.

Je rejoins juste à temps ma chambre, juste à temps pour croiser Habib qui sortait de la sienne. Juste à temps pour l’entraîner dans la mienne, pour que ma tête s’apaise et que mes sens explosent.

Nous restons un moment silencieux, réconciliés avec la vie, au moins pour un instant. Et Habib se lève. Il s’assoit sur le bord du lit pour se rhabiller avec des gestes précis et mécaniques, formés par une longue habitude de rentabilité.

Ne cherchons pas, dans ce domaine comme dans bien d’autres, il a dû expérimenter, réfléchir, peser et garder le plus efficace, pas le meilleur ni le plus insolite, non, le droit au but.

Moi, dans la glace, y’a une nouvelle ride qui me fait de l’oeil ; elle était pas là hier....

Punaise, qu’c’est dur de s’dérider dans ce pays aride…

Nous n’avons pas besoin de nous le dire : nous savons qu’il faut rejoindre le groupe, direction l’Auberge. Je lui demande tout à coup de marcher devant moi. J’ai envie d’observer sa démarche, parce que j’ai souvenir qu’elle peut être très particulière... oui, c’est ça, il a le regard rivé au sol et tangue légèrement, au rythme de ses pensées peut-être.

Et c’est ainsi, l’un derrière l’autre que nous entrons dans le bar.

 

 

Photo: Frank Boulabi 


Chapitre 16

     

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Habib

 

Jawel, le patron de l’Auberge, est assis sur son tabouret de l’autre côté du bar, tout près de la caisse enregistreuse.

C’est le patron, dé !

Il évalue, depuis des années, sans gêne et sans retenue, toutes les femmes qui entrent ou qui sortent de son établissement. Je passe devant lui, Axelle sur mes talons. Le geste de la main est pour moi mais son regard s’est attardé sur mon accompagnatrice. 

A l’autre bout du bar, côté client, Robert a le nez dans sa bière. Je le dépasse sans m’arrêter et je rejoins Marie-Madeleine et Odette dans la petite pièce télé qui s’ouvre sur le jardin de l’hôtel.

La boîte à images retransmet un concert de Kélétigui Kouyaté et Toumani Diabaté, enregistré au centre culturel français.

Le premier est un maître du balafon, le second un virtuose à la kora.

Sur les murs, une panoplie de bogolans ternes retrace la pénétration française au Mali.

Odette a l’air particulièrement remontée sur la flicaille bamakoise :

– C’est incroyable d’être traités de la sorte, comme de véritables criminels. Ils feraient mieux de s’occuper de leurs délinquants, de leur vermine racoleuse et mendiante, de ces parasites qui harcèlent les touristes. Pourtant, sans nous, ils ne seraient rien !

Au-dessus de sa tête, Babemba Traoré, une figure emblématique de la résistance africaine, semble lui sourire. Ce roi de Sikasso avait juré que lui vivant, les Français n’entreraient pas dans sa cité. Lorsqu’il comprit que les murailles de terre ne sauraient contenir l’offensive ennemie, il mit fin à ses jours. L’armée française entra dans Sikasso mais le roi, fidèle à sa parole, n’était plus vivant.

Marie-Madeleine tente une manoeuvre d’apaisement :

– Enfin Odette, il y a eu un meurtre et les policiers doivent faire leur travail.

– Oui, mais ils pourraient avoir un peu plus de respect pour nous, montrer davantage de considération…

– C’est vrai que l’inspecteur, je ne sais plus comment il s’appelle, est particulièrement désagréable et cette façon sournoise d’être continuellement dans votre dos.

– Et puis toujours à nous faire répéter plusieurs fois la même chose. Comme pour nous piéger, pour voir si on ne va pas se contredire.

– Moi, ils ne m’ont pas fait répéter mais qu’est-ce qu’ils ont insisté sur les horaires ! Comme si on vivait le nez collé au cadran de sa montre.

– Pour moi, c’était simple. Je me rappelle très bien à quelle heure je suis rentrée me coucher et l’heure à laquelle Robert m’a rejointe.

Dans ma tête, ça fait tilt. Quelque chose coince.

Je ne sais pas encore quoi, mais c’est là, tapi dans l’ombre, prêt à bondir. J’oublie un peu Marie-Madeleine et Odette et je me laisse bercer par la frappe saccadée de Kélétigui sur son balafon bientôt rattrapé par une envolée sublime de la kora de Toumani.

Comment peut-on produire autant de notes et préserver à chacune sa clarté et son indépendance ?

Chapeau bas Messieurs !

Le morceau s’achève, l’émission également et le programme se poursuit avec un match de football. Immédiatement, les deux serveurs se coincent devant l’écran et l’un d’eux n’hésite pas à monter le son. Je sens Odette prête à mordre et je la désamorce rapidement en proposant de sortir dans le jardin et de profiter de la fraîcheur relative qui tombe sur la ville au petit soir.

La réputation de l’Auberge s’est bâtie, en grande partie, sur la beauté de son jardin. Nous nous installons sous un frangipanier aux grosses fleurs blanches et odorantes.

Parfum sucré et entêtant.

En face de nous se dresse un arbre du voyageur, large éventail à la symétrie parfaite. Sur la gauche, un flamboyant où s’accrochent encore quelques gros haricots rescapés de la dernière saison. Il faudra attendre les grosses chaleurs pour le voir perdre toutes ses feuilles, se couvrir de nuages de fleurs écarlates et enfin mériter son patronyme.

Odette pulvérise une lotion anti-moustiques sur ses jambes et nous la propose. Marie-Madeleine accepte. Moi, je suis en pantalon, chaussettes et chaussures fermées ; je la remercie d’un geste de la main.

Et soudain, Odette, les moustiques…

Ça refait tilt.

La bête tapie dans l’ombre de tout à l’heure surgit en pleine lumière.

– Mais Odette, ça me revient tout à coup. Dimanche matin au Balafon, pendant le petit déjeuner, tu te plaignais qu’un moustique t’avait attaquée et que Robert n’était pas là pour l’écraser. Tu as même ajouté que tu ne savais pas à quelle heure il avait bien pu rentrer. Et maintenant tu nous dis que tu as donné une heure précise aux flics…

– Tu as mal entendu. Je n’ai jamais dit ça. Robert est rentré à minuit et demi exactement.

 J’en suis certaine, j’étais réveillée.

Odette triture un mouchoir et se frotte frénétiquement les mains. C’est au tour de Marie-Madeleine d’intervenir :

– Enfin Odette, j’étais là. Habib a raison, j’ai très bien entendu. Tu as dit que tu avais retrouvé ton mari dans ton lit au petit matin et puis en plus, avec les somnifères que tu prends, tu serais bien incapable d’entendre quoi que ce soit.

– De quoi je me mêle, ça t’arrangerait peut-être que Robert soit soupçonné…

– Tu dis n’importe quoi Odette. Il y a eu meurtre. Tu ne te rends pas compte, ton faux témoignage ne pourra que vous nuire. Lorsqu’il sera découvert, les flics se demanderont pourquoi tu as menti et ce que tu avais à cacher. Tu ne pourras pas protéger Robert éternellement.

Odette jette son mouchoir et contre-attaque comme une furie :

– Ça te va bien de donner des leçons de morale. Mais qui va bénéficier de la mort de Sophie si ce n’est l’ex-petite amie de son mari ? Tu vas pouvoir récupérer le malheureux Paulot… Tu en rêves depuis des années. Toujours amoureuse hein… Il suffit de t’entendre lui parler, de te voir le couver des yeux. Tu as beau essayé de le dissimuler, c’est visible comme… la verrue sur le nez d’une sorcière !

– Ma pauvre Odette, tu dérailles complètement.

La voix de Marie-Madeleine tremble légèrement.

Ses couleurs l’ont quittée.

Le coup a porté…

 

 

 

Axelle 

 

 Comme prévu, je m’arrête à hauteur de Robert le solitaire, le buveur solitaire tandis qu’Habib rejoint Odette et Marie-Madeleine attablées un peu plus loin.

– On s’offre une bière pour éponger les émotions de la journée ?

Un moment d’hésitation, un regard en biais lancé à Odette pour s’assurer que la voie est libre et notre dirlo cède vite à la tentation (de la bière).

– Ah ça, je veux bien, parce que, dites donc, question émotions, on a eu notre compte.

C’est pas malheureux, quand même, venir se faire tuer chez ces sauvages !

– Euh ! Remarquez que pour le moment, les sauvages, on les soupçonne plutôt de faire partie du groupe des camemberts.

– Ben, voyons, vous avez vu la couleur de peau des enquêteurs ? Je les sens pas du tout ces deux-là. Comment ils nous regardent ! Ils baisseraient pas les yeux, hein ! Et dire que c’est notre pognon qui les engraisse. Tous racistes, j’vous dis. C’est le monde à l’envers. On n’est plus chez nous, nulle part, même pas chez eux…

Les méandres de la pensée robertoc m’échappent un peu. Il a sans doute tassé pas mal avant que j’arrive mais la picole n’explique pas tout. D’une pichenette verbeuse, je l’encourage à poursuivre :

– C’est vrai que c’est quand même bien triste, même si on la connaissait pas…

– On la connaissait pas, on la connaissait pas… Arrivés au quatrième voyage, on n’était plus non plus des inconnus !

– Quatrième voyage ?

– Ben oui, elle était avec nous sur le « Côte Est des Etats-Unis », sur le… – Robert roule des yeux en comptant sur ses doigts, histoire d’aiguiser sa mémoire –… « Parcs et côte kenyane » et « Trekking en Jordanie »…

– Ça alors, c’était quand même pas une coïncidence ?

– A vrai dire, je ne sais pas. On n’en a jamais parlé. Mais pour être franc, on commençait à trouver ça bizarre…

– Mais vous n’avez jamais rien prévu ensemble ? Peut-être que vous parliez de votre prochain périple au cours de votre voyage et que ça lui donnait des idées ?

– Pas du tout ! On décide toujours tardivement de notre destination.

On attend le supplément mensuel de notre revue « L’enseignant en mouvement », vous savez, celui qui paraît avant les vacances de Pâques. Ça s’appelle « J’ai choisi pour vous ». On a toujours suivi leurs conseils et on n’a jamais été déçus.

– L’explication est là, bien sûr. Elle devait lire la même revue.

– Ouais…

Même lui a l’air de douter un peu. C’est vrai qu’elle avait pas complètement le look Camif.

Bon, il faut conclure maintenant. Je vais quand même pas y passer la soirée. Je me retourne et j’entrevois Habib en pleine conversation avec nos deux égéries de l’éducation nationale.

– Si vous voulez un conseil Robert, vous ne devriez pas trop vous éloigner de votre femme.

Elle pourrait vous réserver une petite surprise…

Il l’observe et dans le regard, il y a autant d’amour qu’au passage d’un train de marchandises.

Je profite de ce moment chargé d’émotion pour prendre congé brièvement.

– Jawel, vous mettrez ça sur mon compte. Bonsoir Robert, à plus tard.

Il ne m’entend déjà plus, perdu entre ses regrets et ses remords, entre les rives d’un passé qu’il enjolive et celles d’un avenir sans âme, au milieu de rien.

Quelque chose me dit qu’il faut laisser Habib conclure seul son interrogatoire.

Un homme peut sans doute tirer bien plus de ces deux revanchardes qu’une concurrente en puissance. Et puis, depuis cette incursion dans sa chambre tout à l’heure, j’ai l’impression d’avoir un peu forcé sa porte et ce garçon ne doit pas beaucoup aimer ce genre d’initiative. Bien sûr, il a conservé son sourire commercial de rigueur. Mais il a mis de la distance. Brusquement. Voilà quelqu’un qui ne laisse pas violer son intimité facilement. J’en éprouve un sentiment de culpabilité.

Qu’est-ce qui m’a encore pris ? On se connaît depuis quelques jours et je me permets déjà ce genre d’accro. Je m’boufferais. Allons, ne pas se prendre la tête, remettre les rapports là où il faut, et se concentrer sur l’enquête.

– C’est la grande forme, à ce que je vois !

C’est Paul. Je ne l’avais pas entendu approcher. A vrai dire, je le fuis un peu depuis notre arrivée à Ségou. Comment se comporter avec un inconnu dont la femme vient de se faire assassiner ?

C’est pas une situation banale, ni facile.

– Salut, ouais, t’as raison, j’ai connu des situations plus excitantes.

– C’est tout le bien que j’te souhaite

Je lui souris, gentiment. Il le sent. Je le sais.

– On boit un truc pour oublier ?

– Je suis d’accord, mais pas ici, alors.

– Viens, le Djoliba à côté est bien plus sympa, et mieux fréquenté…

Il fait nuit noire maintenant et le ciel est tendrement étoilé. Il m’en rappelle un autre…

Nous marchons tranquillement, enregistrant inconsciemment les bruits nocturnes, ceux des chamailleries fluviales ou de palabres ouatées, et cette impression de torpeur légère…

De petites formes aux contours indécis nous accompagnent, ceignant notre marche d’une curiosité bienveillante. Je me sens tout à coup infiniment petite et me penche vers Paul, certaine qu’il ressent la même chose au même moment. Mais son visage est ailleurs, il ne me regarde pas, il ne peut pas.

Il l’a détourné et je ne vois que ses épaules secouées de sanglots retenus.

Paul est de la race des hommes qui se cachent pour pleurer. Il se cachera aussi pour mourir.

Ses épaules sont un rempart, le dernier, une pauvre digue qui se fissure sous la poussée d’une tempête intérieure.

 

Photo: Frank Boulabi

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