Chibanis: une vie passée entre ici et là-bas

 

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Au-delà des silhouettes croisées en ville ici et ailleurs, derrière les sourires et les rires de certains d’entre eux, entendus sur un banc ou à une terrasse de café, au-delà de la figure du vieil immigré sirotant son thé à la menthe et jouant aux dominos avec ses compères….. qui donc a entendu parler des Chibanis, et de leur lutte pour le droit de vieillir dignement après une vie de labeur ?

 

Le vocable « Chibani » désigne les « anciens » (expression à la fois respectueuse et affectueuse), et est de plus en plus usité pour désigner les vieux migrants arrivés après la seconde guerre mondiale en France. A cette époque en effet, cette dernière est en pénurie de main d’œuvre pour reconstruire le pays. Les dirigeants ouvrent alors les frontières et recourent à une immigration massive de travailleurs, venus notamment du Maghreb. Beaucoup sont recrutés directement sur place par des français, voire « sélectionnés », les « recruteurs » pouvant compter sur l’aide de médecins chargés de repérer les plus sains et les plus robustes.

Bien que diverses, les trajectoires des Chibanis s’inscrivent donc clairement dans des projets de migration avant tout économique et de travail. La plupart trouveront un emploi dans le BTP ou dans l’agriculture, et travailleront… plus ou moins régulièrement, et c’est là un des aspects du problèmes une fois la retraite arrivée, on y reviendra. Bien que le terme de « Chibani » désigne initialement tous les immigrés, il semble qu’avec le temps la figure de l’immigré isolé vieillissant seul en foyer Adoma (ex société SONACOTRAL) soit devenue assez emblématique du vieillir immigré tant elle concentre les difficultés de ces séniors pas tout à fait comme les autres.

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 Mr A., Mr R, Mr M….. Chaque histoire est unique, mais parfois certaines font écho à d'autres. A l'origine, souvent, la même soif de « tenter quelque chose », de « réussir », de « gagner sa vie », quitte à partir, même loin.  Débarqués tous jeunes en France en trains ou en bateaux, souvent les immigrés sont regroupés dans des dortoirs, puis dans des foyers. Contrôle social à la fois externe et interne. Ils parlent peu voire pas le français, passent le plus clair de leur temps à travailler, et l’idée même d’intégration paraît illusoire. La majorité de leurs revenus est renvoyée au pays pour leurs proches. Ils retournent plus ou moins régulièrement dans leur pays d’origine, voir leur famille : femme restée sur place ou épousée lors d’un retour, enfants bientôt habitués à grandir sans leur père auprès d’eux… La rupture est loin d’être brutale. Bien souvent tous n’ont qu’une idée en tête : retourner au pays à l’âge de la retraite. Mais c’est sans compter l’absence, et la force de l’habitude. Au fil des années les liens se distendent. Leur place de patriarche et de chef de famille ne va plus de soi, et les liens autres que familiaux se font plus ténus encore. Parallèlement, ils se sont « habitués » à la France et y ont leurs habitudes, y ont rencontrés des collègues mais aussi des amis. Tout cela est inconscient ; diffus. Et souvent, c’est lorsqu'arrive le coup de massue des finances que se reporte finalement la dècision du retour définitif au pays.

A l’âge de la retraite en effet, avec souvent une santé fragile et un vieillissement précoce parce qu’ils ont généralement travaillé dans des conditions plus difficiles que leurs compatriotes tricolores, parfois aussi plus longtemps, la majorité se retrouve avec une pension minime : périodes de chômage, travail non-déclaré etc, beaucoup se voient dans l’obligation de demander le minimum vieillesse. Et certaines aides, comme les APL par exemple, puisque les quelques mètre carrés des chambres de foyer (9m2 pour certaines), pas du tout équipées ni adaptées à leur âge leur coûtent tout de même 400 euros environ, alors que la plupart touche péniblement quelques centaines d’euros de pension par mois. Il faut ici rappeler que même à la retraite, le Chibani continue d’être le pilier financier de sa famille et même souvent de la famille élargie. Ceci ajouté à cela, ils sont alors nombreux à renoncer au retour définitif, et trouvent leur équilibre entre ici et là-bas. A Toulouse, Mr Rachi fait partie de cette génération de "Chibanis". Arrivé en France en 1963, il mène une carrière exemplaire mais harrassante dans le bâtiment. Toulouse, il connait, et pour cause: il peut même se targuer d'avoir participé à la construction de bon nombre de bâtiments dans la ville. Il a toujours vécu chichement, pas toujours bien payé, ce qui ne l'a jamais empêché d'envoyer scrupuleusement une grande partie de ses revenus au pays. Là-bas, sa femme élèvait leurs enfants. Il appréciait chaque voyage qu'il faisait pour les retrouver. Mais appréciait également "chaque retour". Il ne pouvait pas dire qu'il se sentait réellement "chez lui" dans cette petite chambre exigüe de Fronton, mais il s'y était "habitué", et appréciait de voir quotidiennement ses amis. Il aimait par contre profondément cette ville de Toulouse, qui venait à lui manquer "comme le bled" quand il en était trop longtemps éloigné. Il a pris sa retraite à 65 ans, et a fait comme beaucoup d'autres le constat de l'impossibilité financière de rentrer. Un retour qui a d'autant moins de sens aujourd'hui que sa femme est morte depuis, et que ses enfants ont grandi. "Qu'est-ce que je ferais finalement là-bas?" s'interrogeait-il.

 

Mais depuis quelques années, les Chibanis doivent affronter un nouveau problème, à savoir les contrôles massifs organisés par la CARSAT et la CAF dans le cadre de la "chasse aux fraudeurs" et de la répression de ces derniers, impulsée au niveau national. L'idée selon laquelle la situation économique difficile de la France serait en partie imputable aux nombreuses fraudes aux prestations sociales et aux allocations en tous genres a en effet eu le temps de faire son chemin depuis l'arrivée de N.Sarkozy au pouvoir en 2002; la pression s'est ainsi progressivement accentuée sur les bénéficiaires de ces différentes prestations, avec une suspicion de plus en plus généralisée de fraude, et les Chibanis font désormais les frais de cette politique répressive. Isolés et maitrisant mal les différents dispositifs d’aide, ils sont une cible de choix dans ce contexte de culpabilisation des bénéficiaires d’allocations.

 

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Une part importante des Chibanis n'a jamais été à l'école et ne sait pas lire. De plus, les conditions d'une "bonne" intégration n'ont jamais été réunies, spécialement concernant ceux qui résident en foyer et qui ont toujours vécu dans un "entre soi" pas toujours choisi d'ailleurs. Nombreux sont ceux qui ne maitrisent pas le français à l'oral, et encore moins à l'écrit. Ce qui semblait jusqu'ici convenir à tout le monde et dont personne ne semblait se soucier, institutions comprises. Or si les rouages administratifs ne sont déjà pas simples à comprendre pour un français d'origine, on peut imaginer à quel point ils échappent bien souvent totalement aux Chibanis. Ainsi, peu d’entre eux savaient que certaines prestations étaient soumises à une condition de résidence régulière en France, avec notamment un nombre de semaines minimum de résidence sur le territoire à prouver. Une aubaine pour les institutions dans le climat actuel. La CARSAT (Caisse d'Assurance Retraite et de la Santé au Travail), qui gère notamment le Minimum Vieillesse, et la CAF (Caisse d'Allocations Familiales), qui gère d'autres prestations dont bénéficient bon nombre de Chibanis, telles les APL (Aides Pour le Logement) et l’APA (Allocation Personnalisée pour l’Autonomie), ont donc pris l'initiative de lancer une vague de contrôles massifs sur les foyers de travailleurs migrants. Les Chibanis ont alors vu leurs allers-retours étudiés à la loupe afin de trouver des "fraudeurs" qui auraient passé trop de temps hors territoire français par rapport à ce que requiert l'attribution de certaines prestations. Avec d’ailleurs précisons-le l'aide de certains pays d'origine des Chibanis, comme le Maroc, qui a fourni à la France les dates d'entrées et de sorties du territoire de nombre d'entre eux.

Lorsqu'une procédure de redressement est lancée, le Chibani concerné est convoqué par courrier à un entretien individuel, une étape décrite comme éprouvante par tous, avant tout du fait de la barrière de la langue, mais également à cause de la tournure que prend souvent cet entretien, loin d'être cordial, au cours duquel ils sont donc accusés d'avoir fraudé et "profité" du système français, et sommés de rembourser le soi-disant "trop-perçu", et ce sur des années.

C'est ainsi que comme beaucoup d'autres, Mr Rachi, en France depuis 1963 et retraité du bâtiment, s'est vu convoqué et réclamé son passeport pour vérifier ses allers-retours hors du territoire français après le séjour qu'il avait effectué pour enterrer sa femme.  C'est bien le terme de "fraudeur" qui l'a le plus heurté, et décidé à lutter contre cette injustice, cette insulte même qui lui est faite ainsi qu'à ses compagnons d'infortune. Résident au foyer Fronton de Toulouse, sa convocation fait partie d'une grande vague de contrôles sur tout le foyer, celle de trop et qui marque le début de la campagne de sensibilisation auprès du reste de la population et d'actions à l'encontre des organismes concernés. Mr Rachi et les autres décident de se battre, pour leur honneur, et leur droit à vieillir décemment. Sa pension a déjà dégringolé de 1000 à 560 euros mensuels, et on lui réclame 3800 euros de soi-disant trop-perçus.

Les redressements qui découlent de ces contrôles peuvent même atteindre plusieurs dizaines de milliers d'euros, pour des hommes dont la retraite excède peu souvent les 500 euros mensuels. En plus de devoir rembourser ces sommes astronomiques, ils sont contraints à restreindre brutalement voire à renoncer à leurs séjours dans leurs pays d'origine et auprès de leurs proches, une véritable "assignation à résidence" pour ceux pour qui ce partage du temps en France et ailleurs était l'ultime garant d'un équilibre précaire déja fragile, et la seule liberté qu'il leur restait. Elle renforce de plus le sentiment d'être indésirable et/où illégitime sur le territoire français, un comble pour ces hommes qui ont mis toute leur force de travail au service de la France, et ont largement participé à son développement économique. Ces procédures à l'encontre des Chibanis sont non seulement injustes et brutales, mais elles devraient également être considérées comme illégales. La Halde a en effet estimé que ces pratiques étaient discriminatoires, un avis que bien sûr les différentes structures impliquées dans ces contrôles (Caisse Nationale d'Assurance Vieillesse-CNAV, Caisse Primaire d'Assurance Maladie- CPAM, Mutualité Sociale Agricole-MSA, CAF, CARSAT) ont soigneusement ignorées.

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Cette nouvelle problématique des contrôles de la CAF et de la CARSAT est très difficile à gérer pour les Chibanis. Elle les stigmatise, les appauvrit et les isole encore d'avantage. Malgré des conditions très difficiles tout au long de leur parcours, les Chibanis concernés aujourd'hui sont toujours restés discrets, invisibles même, et peu voire pas revendicatifs. Ils ont accepté la vie rude qu'ils menaient et qu'ils mènent toujours en France, parce que cette vie de sacrifices leur permettait d'améliorer les conditions de vie de leurs proches restés là-bas maison, études pour les enfants etc. De la même façon ils ont accepté le fait de ne pas pouvoir profiter d'une retraite pourtant amplement méritée de la même façon que leurs collègues français. Leurs séjours auprès des leurs venaient justement comme contrebalancer leurs difficiles conditions de vie, et ils méconnaissent de manière générale leurs droits. Mais l'accusation faisant d'eux des fraudeurs et des profiteurs du système français a été la goutte d'eau faisant déborder le vase, poussant certains d'entre eux à réagir et se battre pour leur liberté et le droit élémentaire de vieillir et de mourir dignement au sein d'un pays au sein duquel ils vivent depuis plusieurs dizaines d’années, qu'ils ont en outre reconstruit et toujours respecté.

Ainsi Mr Rachi et les autres ont décidé de s'organiser, et de tâcher de se faire entendre. Isolés, ils ont néanmoins pu compter sur le soutien sans faille de soignants et de travailleurs sociaux qui les suivaient au Foyer. Regroupés en associations et en collectif, ils multiplient peu à peu les actions, à la fois pour se faire connaitre et pour réclamer justice.

 

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http://www.chibanis.org/

 

Car le tournant marqué par le début des contrôles et des redressements de la CAF, la « résistance » des Chibanis, la mobilisation autour d’eux de plusieurs associations, ainsi que les différentes actions qui ont pu découler de cette mobilisation, aura au moins permis de faire connaitre cette population aux autres citoyens. Notamment à Toulouse où les nombreuses actions menées ont familiarisé l’opinion publique à cette problématique. C’est là-bas qu’est né le collectif « Justice et Dignité pour les Chibani-a-s », porté par trois associations et auquel nombre de Chibanis ont adhéré également. Soutenus, ils ont multiplié les actions, manifestations et même occupation de la CRAM. Le festival « Origines Contrôlées » du Takticollectif leur ont également ouvert ses portes. Un collectif national a découlé de cette prise de conscience grandissante.  Les différentes actions de nombreuses structures doivent ici être reconnues, de la Case de Santé à Toulouse, au Café Social de Belleville ou encore Al Ghorba à Lyon. La coordination des différentes actions/structures est en cours ; les efforts de nombreux acteurs portant seuls cette problématique et la détermination des Chibanis sont admirables.

A Toulouse, en quelques sortes une ville "pionnière" en matière de lutte pour le droit des Chibanis, Mr Rachi et ses amis sont de toutes les actions. En dépit de leur grand âge, leur motivation est sans faille. "Si ça doit durer 20 ans alors ça durera 20 ans" assurait-il ainsi il y a quelques temps. "La France est un état de droit, oui ou non?".

 

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VOIR L'OCCUPATION DE LA CRAM DE TOULOUSE 

 

 

 

 

Malgré tout, sur le terrain, trop peu de résultats encore jusqu'ici; la situation reste difficile et trop méconnue de l’opinion publique. La changement de gouvernement n’a apporté aucune garantie d'amélioration. Certains Chibanis, persuadés à juste titre de leur bonne foi, se retrouvent seuls face à la justice pour plaider leur cause dans un silence médiatique assourdissant. Aucune autorité ne semble prête à répondre clairement aux attentes des Chibanis, pourtant très simples : avoir le droit de vieillir décemment dans le pays auquel ils ont dédié toute leur force de travail. Le droit de ne pas être assigné à résidence à partir de 70 ans quand leur seule demande est de pouvoir passer du temps auprès de leurs proches et les rejoindre de temps en temps au pays. Face à eux, de droite comme de gauche, le pouvoir semble faire le choix le plus intolérable : celui de jouer la montre. Confrontés à une telle inertie, les Chibanis et tous ceux qui les soutiennent se sentent impuissants, trop peu nombreux. Mais que fait donc "l'Opinion Publique"?

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Il y a quelques jours, Mr Rachi est mort, à l’âge de 90 ans. Entouré de ses proches qu'il a pu rejoindre à temps, Hamdoulillah... Il était à Toulouse parmi les plus engagés des Chibanis, de toutes les actions, et ne permettant jamais à quiconque de s’apitoyer sur son sort. « Toujours pauvre » depuis son arrivée en France, il finissait par se demander « ce qu’il pourrait même bien faire s’il avait plus », mais avait fait de la question de ces redressements abusifs de la CAF une histoire de droit et de principe. De ceux avec lesquels on ne tergiverse pas. Sûr que de là-haut il garde un œil sur tous ses compagnons de lutte, et gare à celui qui serait tenté de baisser les bras…

Promis Mr Rachi, la lutte continue, et nous aussi...

 

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Photos Chibanis: http://www.chibanis.org/

 

Pour aller plus loin:

 

  • Près de chez vous: en vous adressant au collectif "Justice et Dignté pour les Chibani-a-s", a vocation nationale, un interlocuteur pourra aisément vous diriger vers la ou les structures les plus proches de chez vous qui sont actives sur cette problématique. (http://www.chibanis.org/)
  • A lire aussi concernant les Chibanis:

http://www.lesinrocks.com/2011/11/28/actualite/fraudes-sociales-la-chasse-a-commence-116235/

http://www.franceculture.fr/emission-le-magazine-de-la-redaction-chibanis-en-sursis-ces-vieux-immigres-que-l-etat-ne-veut-plus-v

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