Mali, Cravates et Chantilly - Chapitres 17 à 20

Chapitre 17

 

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– J’aimerais bien avoir une conversation avec vous. Pour connaître votre avis... 

 -    Mon avis sur quoi ?

Ma réponse est un peu sèche mais le visage du commissaire demeure impassible. J’ai toujours eu des rapports tendus avec la volaille. Et je me méfie : même sous les tropiques, un flic reste un flic, et une balance c’est un cafard ! Coulibaly ne relève pas la rudesse de ma réplique. Au contraire, ses yeux se détendent, il esquisse même un sourire et ajoute :

– Rien d’officiel. J’aimerais que vous me parliez de vos touristes. Vous les connaissez un peu et vous savez mieux que moi comment réagissent les occidentaux. Et puis, on pourrait faire ensemble le point sur l’enquête après les interrogatoires d’hier après-midi et de ce matin…

Enquête, interrogatoire, détective…

Je ne l’entends plus. Dans un petit coin de ma tête le minois d’Axelle clignote en warning, coiffé d’un chapeau à la Sherlock Holmes... 

–… Qu’en pensez-vous, monsieur Habib ?

– Je… je… je ne sais pas si je pourrai vous être utile mais c’est d’accord.

On pourrait peut-être déjeuner ensemble ?

Le sourire du policier disparaît instantanément. J’ai dit une connerie. Je m’en rends compte maintenant mais c’est trop tard.

Et merde, depuis dix ans que tu traînes au Mali, tu devrais savoir deux ou trois petites choses élémentaires sur ses relations humaines africaines.

Le commissaire se tourne vers l’inspecteur Traoré. Ils échangent un regard rapide mais pas besoin de câble à gros débit, ni de délai de connexion. La communication entre ces deux-là est immédiate. C’est l’inspecteur qui prend l’initiative de me décoder l’échange muet auquel je viens d’assister.

T’as heurté une susceptibilité, maintenant encaisse !

Le ton est courtois mais distant. Le vocabulaire choisi et la syntaxe

soignée.

– Monsieur Habib, ce serait avec grand plaisir mais nos indemnités de déplacement ne nous autorisent pas, financièrement, à déjeuner à l’Auberge. Nous avions l’intention de nous rendre dans une cantine populaire africaine que nous fréquentons lors de nos séjours à Ségou et qui s’accorde mieux au cordon de notre bourse.

– J’en connais plusieurs à Ségou… Pour moi, ce sera parfait.

– Chez « Tantie j’ai faim ».

– Sur la route de Mopti. J’y vais régulièrement, on y mange très bien. J’appelle un taxi.

Tu t’en tires pas trop mal Habib !

Le taxi nous dépose devant un bâtiment rectangulaire à la peinture défraîchie. Aucune enseigne lumineuse pour racoler le client affamé, juste « Tantie, j’ai faim » peint à la main au-dessus de la porte d’entrée.

Au rez-de-chaussée, nous entrons dans une vaste salle où quelques clients attablés déjeunent silencieusement. La bouffe est une chose trop importante pour être associée à la palabre ou au business. Je me demande si mes flics et moi ferons exception. Je ne crois pas. Il y aura un temps pour se restaurer et un autre pour discuter.

Ne l’oublie pas, t’as déjà assez déconné !

Nous nous dirigeons sur la gauche vers une ouverture dans le mur donnant sur l’antichambre de la cuisine. Ouverture, vite dit. Une simple fenêtre dont les barreaux descendent et s’arrêtent à dix centimètres du bord inférieur. Juste de quoi laisser passer une assiette.

Dans la cage, une grosse mama africaine tient la caisse et prend les commandes. Derrière elle, deux adolescentes, fillettes venant la veille d’abandonner leurs poupées de chiffon, s’affairent autour de chaudrons aux contenus colorés et odorants. L’inspecteur Traoré se penche vers la caissière et se renseigne en Bambara sur les menus du jour. Il s’apprête à la traduction mais je le devance gentiment en annonçant directement ma commande :

– Mousso, zamé kélé ani ché ani gingiberé soumalé bâ…

Bref moment d’étonnement, vagues sourires et la mama nous glisse les tickets. Les additions sont séparées. Normal.

Ici, on peut acheter pour emporter ou bien commander et manger sur place mais point de serveuse. Chacun paie, prend son plat et trouve une place, se démerde quoi ! D’un autre côté, ils ne sont guère exigeants sur le pourboire.

Je viens de commander un riz au gras, du poulet et un jus de gingembre bien frais. Le riz au gras, malgré son appellation française peu flatteuse est en réalité fort goûteux, enfin selon mes papilles gustatives personnelles.

Il s’agit d’un riz, vous l’aviez deviné, que l’on cuit dans une sauce à base d’oignons, de tomates, de différentes épices et… d’huile. Il gonfle et, en cuisant, absorbe la totalité de la sauce. Chou, carottes et n’goyo (aubergine africaine quelque peu amère) accompagnent viande ou poisson sur ce lit de riz orange ambré.

Coulibaly, Traoré et moi, nous nous retrouvons rapidement avec un mini-plateau dans les mains genre cafétéria de grande surface. Vague ressemblance car les assiettes sont en plastique et les couverts réduits au strict minimum, c’est-à-dire une cuillère à soupe en aluminium recyclé qu’il n’est pas obligatoire d’utiliser.

Le commissaire propose de s’installer sur la terrasse. J’acquiesce et nous sortons dans l’arrière cour pour prendre l’escalier qui y mène. Là, trois femmes préparent des poulets et ça vaut le coup d’oeil. Elles les plument dans une grande bassine pleine d’eau certainement transparente à l’origine, il y a quelques heures et quelques dizaines de poulets. Les oiseaux, tête et pattes comprises, sont ensuite lavés au savon, pratique courante dans ces contrées, avant d’être vidés. Dommage que Tex Avery n’ait jamais envisagé de se payer un chickenburger chez « Tantie j’ai faim », ça aurait cartoonné !

Nous contournons les « cuisinières-lavandières » et tout en grimpant les marches qui mènent à la terrasse, mes yeux s’attardent sur ces petites mains noires laborieuses qui contrastent avec la peau de ces volatiles nus, maigres et blancs. Je ne crois pas que mes touristes apprécieraient la vaisselle, les plats préparés et les coulisses de la cuisine. Axelle peut-être… Non, faut pas pousser !

– Bon appétit, lance le commissaire en plongeant immédiatement sa cuillère dans le riz chaud et odorant J’avais raison, la palabre attendra la fin du repas. Je remercie en levant mon verre de gingembre. Certains snobent totalement cette boisson, la comparant à de l’eau savonneuse, d’autres la préfèrent mélangée au Dabléni appelé également Bisap, décoction d’une fleur rouge cousine de l’oseille. Moi, j’avoue déguster le « gingibéré » nature, fort, de préférence peu sucré et surtout très frais mais le top du top, c’est le cocktail

vodka-gingembre allongé d’un trait de pamplemousse sur une montagne de glaçons…

Je vous l’ai déjà dit, je suis tropicalisé !

Un gamin dépose à nos pieds une bassine plastique zébrée bicolore et une bouilloire assortie remplie d’eau. En un tour de main, il débarrasse assiettes, cuillères et gobelets. D’un revers de manche, il époussette quelques grains de riz égarés sur la table et nous propose un thé que nous acceptons tous les trois volontiers.

– J’espère que vous avez bien mangé, me demande le commissaire Coulibaly.

– Al Hamdoullilaye. C’était vraiment très bon. J’ai le ventre plein et je crois que la sieste va être incontournable.

Je soupire et l’air exhalé par ma bouche me fait l’effet de remonter des entrailles brûlantes de la terre par la cheminée d’un volcan. « Piment c’est pas tomate ! » a écrit Mohiss dans l’un de ses albums où il croque les petits instants drôles de la vie quotidienne dakaroise. Regard affectueux et coup de crayon plus que sympathique.

Le jeune garçon revient et nous tend à chacun un petit verre brûlant rempli aux trois-quarts d’un liquide sombre et moussant. Le commissaire aspire bruyamment la mousse et en trois à quatre lampées, termine son verre. Nous l’imitons tout aussi bruyamment, un peu moins rapidement en ce qui me concerne. Le premier thé est fort et âcre.

– Monsieur Habib, si vous le voulez bien, nous pouvons commencer à faire le point sur l’affaire qui nous préoccupe.

J’accélère la déglutition de mon breuvage à peine refroidi et mon verre disparaît instantanément avec le jeune garçon qui n’attendait que lui.

– Je suis prêt, monsieur Coulibaly.

Le commissaire se tourne légèrement vers son adjoint qui a déjà sorti son carnet de notes.

– Inspecteur Traoré, pourriez-vous résumer la situation ?

Bien entendu, monsieur le commissaire. Après audition de tous les membres du groupe, il s’avère qu’aucun n’a d’alibi confirmé et qu’à l’heure actuelle, nous ne pouvons écarter aucune hypothèse.

– Samedi soir, j’ai raccompagné Axelle jusqu’à sa chambre, je peux en témoigner.

Je regrette aussitôt la fin de ma phrase. Quelle idée de vouloir protéger à toute fin Axelle et comme alibi indiscutable, on peut trouver mieux. Je n’ai dormi ni dans son lit et c’est bien dommage, ni sur le pas de sa porte.

D’ailleurs, l’inspecteur Traoré le démonte en dix secondes.

– Elle est ressortie de sa chambre. Nous avons un témoin oculaire en la personne de Marie-Madeleine qui affirme l’avoir vue à l’entrée du Balafon vers une heure du matin.

Je m’enferre un peu plus mais c’est plus fort que moi.

– Axelle est incapable de commettre un tel acte. Mais enfin quel intérêt aurait-elle eu à tuer Sophie ? Je ne vois vraiment pas le mobile.

– Vous êtes bien prompt à prendre la défense de madame Axelle, ricane l’inspecteur. Son mobile n’est pas clairement ou pas encore défini mais votre protégée semble mener une vie plutôt instable. D’après nos informations, c’est une spécialiste des liaisons à répétition. Toujours d’après les renseignements généraux de votre pays, les séparations n’ont pas toujours été très douces.

Le ton est cassant. J’encaisse mais je me sens honteux et transparent comme un ado amoureux dont le rêve secret est découvert. Le commissaire met fin à mon supplice en reprenant le cours de la conversation.

– Laissons cela de côté pour l’instant. Qu’en est-il des autres suspects et de leurs alibis ?

L’inspecteur reprend son carnet et je ne peux m’empêcher de me demander si mon nom figure sur sa liste.

– Paul et Odette sont sortis ensemble du restaurant « L’Akwaba » et Odette a laissé Paul à l’entrée du Tamana avant de regagner sa chambre. Rien ne prouve que Paul soit aller se coucher directement. Rien ne prouve non plus qu’Odette ne soit pas ressortie.

– Et les derniers à quitter le restaurant et à avoir vu Sophie ? demande le commissaire.

– Marie-Madeleine a laissé Robert alors qu’il rentrait dans sa chambre.

A ce sujet, le témoignage de son épouse est assez confus. Elle prend des somnifères puissants et ses affirmations sur l’heure de retour de son mari sont tellement précises qu’elles en deviennent suspectes. Nous pensons qu’elle ne s’est aperçue de la présence de Robert qu’au petit matin. Quant à Marie-Madeleine, elle avoue être ressortie quelques minutes plus tard

et c’est à ce moment qu’elle a rencontré Axelle qui entrait ou sortait de l’hôtel.

Le commissaire n’a pas le temps d’ajouter autre chose. En avait-il seulement l’intention ? Le jeune homme de tout à l’heure s’interpose à nouveau avec son plateau et nous reprenons le cérémonial du thé. Mousse aspirée bruyamment, claquements de langue et soupirs pour les bouches sensibles à la chaleur. Le deuxième thé est moins fort et moins âcre que le premier mais tout aussi brûlant. Doux et parfumé, c’est mon préféré.

– Connaissiez-vous certains membres de votre groupe avant leur arrivée à Bamako ?

– Eh bien, je les ai rencontrés une fois à Paris il y a un mois environ pour la préparation du voyage. Nous avons passé quelques heures ensemble. Avant cela, je ne les avais jamais vus.

Le commissaire Coulibaly sort de la poche intérieure de sa veste une feuille pliée en quatre, la déplie et poursuit :

– Le SRPJ de Lyon que nous avons contacté, nous a transmis ce matin quelques renseignements qui pourront peut-être nous aider dans notre enquête. L’inspecteur Traoré vient de vous parler des antécédents orageux de madame Axelle et d’évoquer son instabilité relationnelle notoire mais elle n’est pas la seule sur qui nous avons appris quelques détails intéressants.

– En changeant de continent, je pensais m’être éloigné de la CIA, du KGB, des RG et autres perforateurs d’intimité. C’était sous-estimer leur sphère de nuisance. Je m’aperçois qu’ils sévissent jusqu’à Ségou et qu’ils ont été drôlement rapides pour vous renseigner et débiter leur chapelet de rumeurs.

J’y mets de l’humour mais je suis sur le cul. Le commissaire reprend d’un ton professoral avec un sourire au coin des lèvres :

– La mondialisation n’a pas que des mauvais côtés et elle est plus globale que vous ne semblez l’imaginer. La toile Internet s’étend même sur les pays en voie de développement comme le Mali et Ségou n’est pas une oasis perdue en plein désert.

J’hallucine. Deux flics maliens, des ploucs assermentés en apparence, arrivent à se rencarder en détail, via le net, sur les trépidations amoureuses d’une petite bourgeoise du fin fond du Finistère.

Où faudra-t-il donc se cacher ?

Big brother te regarde, on arrive bientôt 1984…

Orwell, prophète maudit !

Il faut que je respire un peu. Je me lève et marche trois pas avant de m’accouder à la balustrade qui surplombe la route de Mopti.

En bas, la roue d’une charrette tirée par un âne est bloquée sous le pare-chocs d’une 404 bâchée, un transport en commun qui peut contenir jusqu’à quatorze places plus le chauffeur. Celui-ci a quitté son volant et hurle après un gamin qui tente désespérément de dégager sa charrette en rossant le pauvre baudet dont les yeux roulent de terreur et les sabots patinent sur le goudron. Une porteuse d’eau, le seau plastique en équilibre sur la tête, s’approche de l’arrière du véhicule en criant :

– Dji soumalé bé, dji soumalé…

Les quatorze passagers entassés sous la bâche de la Peugeot ne vont guère résister à la fournaise et finir par lui acheter ses petits sachets d’eau fraîche.

Je me retourne et retrouve les yeux du commissaire qui attend patiemment mon retour à la conversation. Je reprends donc :

– Qu’avez-vous appris d’autre ?

– Robert Roussel est directeur d’école. Voilà plus de cinq ans, une sombre affaire le concernant a failli atterrir au tribunal. Quelques parents d’élèves ont porté plainte, l’accusant d’attouchements sur leurs enfants. Après une enquête interne semble-t-il rapide, l’administration de l’éducation nationale a conclu à une simple attitude équivoque de sa part. Robert a été muté sur une autre école, dans une autre commune et l’affaire a été classée, pour ne pas dire étouffée.

– Encore un enseignant qui aimait trop les enfants…

Commissaire et inspecteur ne semblent pas goûter ton bon mot. Tant pis, remballe la marchandise. J’abandonne provisoirement l’humour et poursuis :

– Mais cela ne fait pas de lui un assassin pour autant !

Silence.

Le troisième et dernier thé arrive. Clair et léger, il marque la fin du repas mais pas de la palabre. Le commissaire Coulibaly change de cible : Parlons un peu de la victime, Sophie Ducroc. Que savez-vous d’elle ?

– En définitive, pas grand chose. Elle et son mari semblaient former un couple moderne…

J’hésite à porter un jugement trop moral mais je sens bien que pour obtenir quelques infos de mes gaillards bien renseignés, il va falloir que je lâche un peu de lest pour les appâter.

– Un couple indépendant où chacun mène une vie autonome et parallèle, dans une grande liberté de mœurs.

– Qu’entendez-vous par là, intervient l’inspecteur Traoré que j’ai tendance à oublier.

– Sophie usait et abusait de ses charmes. Elle semblait prête à aller jusqu’au bout de ses envies, de ses fantasmes. Et Paul l’acceptait de manière plutôt blasée.

– Vous voulez dire que Sophie aguichait les hommes, insiste le flic adjoint, et que son mari assistait à ses manœuvres de séduction sans intervention et sans manifester aucune jalousie.

– Oui, c’est un peu ça… Il donne l’impression d’être revenu de tout et de ne pas croire beaucoup au genre humain.

– Les occidentaux sont vraiment surprenants.

– Voilà ce que nous savons… – C’est le commissaire qui reprend son papier d’un air grave, ne semblant pas trop apprécier les remarques personnelles  de son adjoint… – Sophie avait un fils d’un premier mariage. Celui-ci est mort d’une overdose il y a trois ans. Il était fiché par les services de police français pour racolage sur la voie publique et détention de stupéfiants. Bref, il se prostituait pour pouvoir se payer sa drogue quotidienne.

Je cogite à cent à l’heure mais impossible de reconstituer le puzzle.

D’impasse en impasse, je vire au sombre et donne ma langue au poulet :

– Vous pensez que ça a un rapport avec le meurtre de Sophie ?

– Aucune idée pour le moment… – Il est aussi noir que moi… – Je ne fais qu’énoncer des faits et chercher les liens qui pourraient bien les relier.

Dans la rue, le volume sonore a baissé considérablement. La grosse chaleur de l’après-midi s’est abattue sur la ville et l’âne a certainement réussi à dégager sa charrette…

 

Photo: Frank Boulabi 

Chapitre 18

 

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Le Djoliba commence à s’animer. C’est un commerce nocturne. On le sent immédiatement, et ce n’est ni l’architecture ni la décoration intérieure clean et fonctionnelle qui peuvent l’expliquer. L’empreinte vient de ce couple d’Allemands, bizarrement complémentaires, une sorte d’alchimie de nonchalance et d’efficacité, de laisser-aller babacool et de rigueur germanique. Le premier jour, j’ai pensé qu’elle était la colonne vertébrale du couple, trancheuse et décideuse et qu’il en était l’élément secondaire colmatant là où on l’appelait. Eh bien pas du tout, c’est beaucoup plus complexe. Ils ont un partage bien précis des tâches, des heures et des lieux et je ne suis pas loin de penser aujourd’hui que l’autorité, c’est lui. Elle, c’est la pédago, lui, le didacticien. Enfin, je crois.

– Viens, on va en terrasse !

J’entraîne Paul quelques mètres plus haut sur un sol de briques, juste au-dessus du croisement nerveux de Ségou. Nous restons là quelques instants sans parler ; il suffit de regarder les choses et les gens, les scènes qui s’habillent sans se voir ou bien clignent des yeux, complices, et la ville est là, offerte sans artifice. Magie de l’instant. Encore. Quand tout le monde aura compris que la vie ne vaut que par ses instantanés, ses images fugitives, sorte de sucre glacé sur nos cerveaux tiédis, il faudra… Mais y’a de la marge.

Paul est sous le charme. Je nous commande à boire. Le patron – il s’est déplacé, marque de sympathie – nous conseille un vin algérien. D’après lui, nos vins français, délicats et susceptibles supportent moins bien les voyages et la température. Je ne suis pas sûre qu’il parle exclusivement du vin mais je fais semblant. J’ai envie de boire du vin doux et lourd avec Paul à Ségou sur la terrasse du Djoliba. Allons, que la fête commence.

Et elle va durer…

– Je n’arrive pas à mettre de l’ordre dans mes sentiments. Comment te dire. Je navigue entre chagrin et colère un jour, le lendemain entre dégoût et rancœur et ça tourne, et ça s’entrechoque…

Ne rien dire, laisser filer.

– Elle devait crever, comme ça brutalement, dans une piaule ou un caniveau, c’était son destin.

Elle attirait la mort, elle aimantait la merde, cette nana. Depuis que je la connais, c’est la descente aux enfers. J’ai tout essayé pour plus voir son sourire prédateur, mais à chaque fois que je me réveillais des défonces les plus noires, il était là, à me narguer et à me coller à la face.

Putain, quelle folle. J’ai tout vu, tout.

C’est donc ça, il a vu l’indicible, l’inimaginable. Il n' en dira pas plus et c’est bien plus effrayant. Comment imaginer ce qui ne peut pas l’être ?

– Avec les mecs, tu vois, c’était une mante religieuse, mais à un point, tu peux pas savoir. Putain, qu’est-ce que j’en ai chié…

Le coup de poing qu’il donne sur la table aurait pu réveiller un mort.

Sa main tremble mais il ne la sent pas. Les yeux fixes et le regard oblique, il annone plus qu’il ne dit sa misère et sa dépendance affective, suivie de toutes les autres : alcool, dope et trafics en tous genres.

– Elle est crevée mais c’est trop tard pour moi, tu vois. Je suis mort. Elle m’a bousillé, comme son rejeton…

– Son rejeton ?

– Ouais, son fils, qu’elle a foutu en l’air avec ses crises, ses parties de jambes en l'air avec ses potes et les scènes à répétition sur tout et n’importe quoi.

C’est ça le truc, elle te lâchait jamais, jamais. C’était comme les mecs qu’on veut faire crever en les empêchant de dormir et ben, avec nous, c’était ça.

On la suppliait d’aller faire sa vie ailleurs et elle restait là, sous notre nez comme une hyène hystérique.

Ouf ! C’est moi qu’en peux plus maintenant. J’ai besoin d’une pause.

Il commence à me faire peur avec toute cette violence trop longtemps contenue. La main a gonflé. Je cours à la cuisine chercher des glaçons que j’enroule dans une serviette. Je la pose délicatement sur la partie agressée.

Je n’y mets pas assez d’attention sans doute, à voir la réaction électrisée de notre veuf. Mais j’insiste un peu et il finit par rendre les armes : les sens ne sont pas complètement anesthésiés.

– Quelle tordue ! Après la mort du fiston, il a bien fallu trouver un responsable, tu penses, ça pouvait pas être la reine Sophie. Alors, elle a fouillé la merde et elle a fini par trouver : un pauvre couillon de directeur d’école, qu’a approché d’un peu trop près les p’tits garçons et qu’a été l’instit de son môme pendant un an… Le coupable idéal ! Alors que ce type, elle l’avait même jamais rencontré puisque c’était son ex qui s’occupait de la partie   "études " du fiston.

– Attends, attends, tu vas pas me dire que…

– Mais si, t’as deviné… Robert…

– Punaise !

– Tu l’as dit, et depuis le jour où elle s’est foutu ça dans le crâne, lui non plus, elle ne l’a plus lâché. T’imagines, l’angoisse, à chaque départ, où que ce soit dans le monde, il se retrouvait avec cette tarée sans jamais lui avoir parlé de quoi que ce soit ou lui avoir laissé un numéro de téléphone. Y’a de quoi avoir les boules.

– Mais attends, si ça se trouve, il y était pour quelque chose, quand même, dans la mort de son fils…

– Tu parles, des conneries je te dis, c’est elle qui l’a flingué. Enfin, je crois… Je sais plus…

Je nous sers à nouveau à boire ; le patron a amené discrètement une deuxième bouteille à mon signal.

Et celle-là, on la déguste en silence, chacun dans ses pensées.

Je ne sais pas combien de temps s’est écoulé entre le moment où la conversation s’est tue et celui où je sors de mes pensées saturnes. J’ai senti que Paul s’éloignait mais je n’ai pas réagi, toute occupée à essayer de mettre un peu d’ordre dans ces dernières révélations.

Début d’explications ? Vraies fausses pistes ?

Je dois bien avouer que je suis un peu dans le brouillard…

– Ah ! tu es là ! Je te cherche depuis un moment. J’avais pas songé à la terrasse…

Tu penses, il a sans doute jamais imaginé qu’il puisse y avoir quelque chose au-dessus de lui…

– Tu tombes bien, Habib. Paul vient de lâcher quelques douceurs sur son ex et la vie qu’elle lui faisait mener. Ça fait froid dans le dos. En passant, j’ai aussi découvert le lien affectif très fort qui unissait le père Camif à Sophie ou plutôt à son fils… Pas triste !

– Un peu confus tout ça. Il ne s’agit plus d’expulser en vrac tout ce qu’on a appris. Il va peut-être falloir mettre un peu d’ordre là dedans et réfléchir un minimum… (Et vlan !) Je connais un endroit qui va nous y aider. Viens, je t’emmène en pirogue sur le fleuve. Elle nous attend. J’ai même préparé une petite glacière. Rien de tel pour avoir les idées fraîches...

Imparable.

Rien à dire.

Y’a plus qu’à suivre.

Le G.O a encore frappé…

– Alors ?

Nous avons à peine quitté la fourmilière des embarcations que je ne peux m’empêcher d’interroger Habib.

– Doucement, Axelle, laisse encore un peu de temps entre nous et la nuit.

Pourquoi pas. Ce pourrait être un temps qu’on aurait choisi pour se ressourcer et se retrouver. Un temps de paix dont on aurait besoin pour nos têtes et nos corps. On aurait décidé d’abandonner sur la rive les questions et les tensions du jour et les autres, tous les autres.

– Goûte Axelle, on est les maîtres pour un instant. Oublie et souris-moi…

Et j’oublie. Et je souris.

Est-ce l’heure qui donne aux formes ces contours cotonneux ?

Est-ce le fleuve artisan de calme et de sérénité ?

Est-ce l’amplitude des gestes millénaires de notre piroguier ?

C’est sans doute un peu de tout cela qui peut expliquer mon état de plénitude.

Un regard croisé me rappelle que le décor naturel n’explique pas tout.

Habib est là. Tellement là. Je n’ai jamais autant goûté sa présence irradiante. Son attention aiguë et discrète me traverse, cette façon qu’il a d’interroger du regard sans jamais questionner...

Oui, c’est ça... sa manière à lui d’être là, simplement.

 

Photo: Frank Boulabi 

Chapitre 19

 

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Habib

 

Lectrice.

Si les hasards de la vie mènent tes pas en terre africaine vers ce pays immense et beau 

Oui Toi, sirène accrochée à mes lignes

Si l’occasion t’est donnée de traverser ce bout de Sahel et de rencontrer ces hommes et ces femmes qui ne sont pas seulement des sans-papiers barricadés dans une église, des délinquants doublepeinés reconduits à la frontière ou expulsés dans des charters affrétés par notre ministre de l’intérieur

Ecoute, belle lectrice égarée dans ce roman.

Dans Ségou la cité des balanzans, marche vers le fleuve et au soir naissant, si ta chance contraint le vent à suspendre sa risée un instant, laisse un piroguier te glisser au rythme lent de sa perche sur le miroir d’ébène du Niger et tu goûteras un instant d’éternité…

– I ni oula Habib, je ne te dérange pas au moins ? crie une voix dans mon dos.

Je remonte des profondeurs de ma rêverie sans respecter les paliers de décompression et mon visiteur inopportun va avoir droit à ma face des mauvais jours.

Erreur !

Je rencontre le sourire désarmant et fabuleux d’Oumar qui s’approche de moi en claudiquant.

Sa canne s’enfonce dans le sable et ses chaussures orthopédiques ne sont guère adaptées à la traversée du terrain vague où je me suis réfugié pour admirer le fleuve et tenter de cerner les méandres et les mystères des chemins détournés de mon existence.

Ma vie que j’égrène sur deux continents, ce meurtre qui s’abat sur mon boulot.

Et Axelle au milieu de la route…

Je m’avance vers Oumar dont l’équilibre déjà précaire me semble limite.

Je lui tends mon bras sur lequel il s’appuie, je glisse ma main autour de sa taille et accroche fermement sa ceinture pour le soutenir. Nous franchissons ainsi, bras dessus-dessous, scotchés comme un couple de nouveaux pacsés, les derniers mètres qui nous séparent d’une vieille pirogue retournée sur le sable qui fera office de banc public. Sacré Georges !

– Que fais-tu là tout seul ?

– J’ai rendez-vous avec Axelle. On voudrait faire une balade sur le fleuve juste avant le coucher du soleil, au petit soir.

– Pas de problème. Allez voir les pêcheurs au bord de l’eau et demandez Madou, c’est mon petit frère. Il vous emmènera. Tu veux un moteur ?

– Non, c’est pas utile.

La pagaie est moins rapide mais plus silencieuse et on s’en fout, on n’est pas pressés et on va nulle part…

Oumar persiste à tester mes progrès en Bambara :

– Axelle, ké ni mousso do wa ?

– C’est une femme.

– Une de tes touristes. Celle qui doit pas manger souvent, la maigre aux cheveux orange, je parie.

J’éclate de rire. Je ne suis pas certain qu’Axelle apprécierait la justesse de la description que vient de faire Oumar en trois mots mais sans aucune méchanceté pourtant.

– C’est elle, mais comment as-tu deviné ?

– Yé Habib ! Depuis ton arrivée, je t’ai vu la regarder. Tu sais, je suis handicapé mais pas aveugle…

 

 

 

 

 

Axelle:

 

Tu veux une goutte de champagne ?

– Ici, à Ségou, du champagne ? Je te trouve étonnant, et plein de ressources… Oui, trois fois oui !

Quelle organisation ! Il a tout prévu, jusqu’aux flûtes bien frappées. C’est Noël. Le bruit du bouchon qui saute troue le silence et rejoint le fleuve dans un choc sourd. Nos verres se font l’accolade.

A cet instant précis, je sais que la tombée du jour a un nom. Jusqu’au bout de ma route, ce sera l’heure entre Habib et moi, ni chien ni loup…

Bon, ne nous laissons pas aller à un romantisme désuet et revenons à notre affaire.

 

Axelle, fais-moi un peu de place dans ton chapitre.

Y’a pas urgence, l’enquête attendra le temps d’un coucher de soleil.

Roland de Reglyss, un poteau – alter ego d’Oumar – polio jusqu’au bout de sa canne mais poète dans l’âme a écrit dans l’une de ses chansons : « La beauté de l’instant, c’est sa fragilité… ».

Madou le piroguier a posé la pagaie sur ses genoux et laisse la pirogue lascivement dériver dans le courant. Un héron cendré plane doucement dans l’air chaud du soir et rejoint sa compagne sur la berge.

Au loin, le muezzin appelle les fidèles à la prière.

– Aya salaat…

La douce mélopée glisse sur le fleuve immobile et nous invite à un temps de recueillement.

Axelle ressent comme moi la densité de ce moment précieux.

– Allah Akbar !…

Le soleil, divin monarque, semble hésiter à rejoindre l’horizon comme s’il voulait, complice, suspendre le chronomètre et prolonger cette parenthèse.

Son reflet dessine un rectangle vertical parfait dont la base se dissout lentement dans l’eau sombre du Niger. Les bulles de champagne explosent sur ma langue et les yeux d’Axelle rient sous sa frange bouclée. Le silence s’installe dans un nid de bien-être ouaté…

Avec Axelle, un temps-mort ne dure jamais très longtemps.

– Je te fais un bref résumé de ce que j’ai appris aujourd’hui, avec Robert d’abord et Paul ensuite…

 

 

Quelques minutes plus tard, c’est au tour de Habib de me raconter son repas avec les deux fins limiers. Pas de lézard, les informations se recoupent et viennent confirmer l’imbrication des vies du dirlo et de la nympho. Il m’apprend au passage que Paul vient d’être de nouveau convoqué à Bamako pour le rapatriement du corps de Sophie. Il doit faire l’aller-retour en une journée et a préféré partir ce soir.

– Moi, ça me semble évident qu’il existe une relation entre les manies de Robert et la mort du môme. Paul a beau être convaincu du contraire, c’est une relation de cause à effet très plausible.

– T’emballe pas, Axelle, le môme en question avait des tas de raisons d’être disjoncté, à commencer par l’état de sa mère.

– Tu crois qu’il avait le même nom que Sophie ?

– Je sais pas. Pas forcément, pourquoi ?

– Parce que dans ce cas-là, Robert, il a bien dû faire le rapprochement. Je trouve ça bizarre, moi, qu’il ait pas été plus curieux. Y’a une folle qui le colle à chaque voyage et ça l’inquiète pas plus que ça ?

– A moins que justement il ait peur. Depuis son histoire, il doit avoir un peu la trouille quand même, qu’on le reconnaisse ou qu’il croise une ancienne victime. Il ferme les yeux et les oreilles pour pouvoir continuer à avancer.

– Peut-être. Ça veut pas dire qu’il avait pas deviné pour Sophie ou qu’ils n’ont pas eu une petite explication…

– On va essayer de reprendre le déroulement précis et minuté de cette soirée et les hypothèses, on les formulera après. Je crois que plusieurs personnes ont menti volontairement ou par défaut et à ce propos… toi aussi, non ?

– Je comprends pas. Je te l’ai dit, je suis juste ressortie parce que j’avais soif…

– Je ne te parlais pas de ça. D’après les flics, enfin, je veux dire, y’a deux ou trois choses que t’avais oublié de me raconter sur ton passé…

– Et alors, il fallait tout te déverser à la moulinette ? C’est pas passionnant et c’est personnel. La prochaine fois, demande un certificat de moralité avant d’accepter des clients. Interroge les voisins, exige un extrait de…

– Axelle ! Arrête. C’est juste que dans le contexte, tout le monde est suspect et je me suis retrouvé un peu idiot devant les deux autres.

– Ouais, mais nous on sait et on se fout de notre passé, non ?

C’est plus un besoin de confirmation qu’une question. J’attends. Pas longtemps.

– Fin des hostilités. Champagne ! Allez, on fait une petite pause. Tends-moi ton verre.

Je sors le Cordon Rouge de la glacière. Les lèvres d’Axelle ont déjà retrouvé leur sourire. Je m’approche. Tout près. Elles sont fraîches et douces, je le savais…

J’essore la bouteille dans nos flûtes.

– C’est incroyable ! Les bouteilles de champ’ sont de plus en plus petites. Si même le bourgeois s’fait arnaquer… Dis, c’est quand qu’on va où ?

 

 Photo: Frank Boulabi


Chapitre 20

 

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link    http://www.youtube.com/watch?v=3lpuMD_zJCY

 

 

Axelle

 

La nuit est maintenant tombée. Je la trouve brutale et sans nuance.

Aujourd’hui, je ne l’aime pas. J’en veux à cette castratrice, empêcheuse de parler à deux et de penser pour deux. Parce qu’elle est le signal du retour à la réalité, le rappel à l’ordre du quotidien alors que je nous sais tout au bord de belles paroles, douces et sensuelles. Parce que je sais cet instant unique et que je n’ai jamais été aussi près ni aussi loin. Parce que je palpe du bout des doigts ma vérité et que je me sens prête à tutoyer ma vie.

Je lui en veux et j’ai bien raison. La minute suivante le confirme.

– Bon, c’est pas l’tout, Axelle, mais…

Paroles incongrues, vulgaires à force d’être banales. Ne manque qu’une sortie toupie genre

 « Ma collègue » pour transformer cet échange en monologue de marbre.

J’oscille quelques secondes entre déception et affliction avant de me raccrocher à notre seul point commun : l’enquête !

– Bon, c’est pas l’tout, Habib, mais… qui fait quoi maintenant ?

L’allusion n’a pas porté. Réponse dans un sourire-rictus bien commode.

– J’ai bien envie d’aller donner en pâture à nos deux flics ce qu’on a appris sur Sophie, l’histoire de son fils et de son acharnement à poursuivre Robert. Après tout, ils ont des moyens qu’on n’a pas et ils pourront vite avoir confirmation ou pas de tout ça…

– T’as raison. De mon côté, je peux peut-être retourner cuisiner Robert. Son emploi du temps le soir du crime est plus que vasouillard. Ce que je crains, c’est que depuis tout ce temps, il ait réussi à se forger une version béton. Il va falloir jouer finaud pour éviter qu’il ne se ferme comme une huître.

– C’est sûr. Les choses vont être de plus en plus délicates maintenant. Tout le monde est sur ses gardes. Vas-y de toute façon. Il faut bien avancer. Mais fais attention !

– Je peux aussi réfléchir de temps en temps tu sais, je fais pas que foncer…

– Je ne parlais pas de ça. Je crois qu’il peut devenir très dangereux, le Robert, surtout s’il se sent menacé. Ne choisis pas un endroit trop isolé pour le rencontrer.

– Mmmm ! Ça devient vraiment excitant ! Message reçu, chef…

J’ai balancé la dernière réplique en sautant de la pirogue et je m’éloigne dans un rire de façade, et même de bravade à vrai dire.

Je prends vraiment conscience que je n’ai aucun plan, aucune stratégie et que je ne suis qu’une détective de pacotille. Le seul point positif, c’est que je n’ai pas complètement le sens du danger et mon intuition me dit que c’est pas plus mal. Parce qu’il va falloir faire vite et fort si on ne veut pas que toute cette histoire finisse noyée dans le fleuve.

Direction l’Auberge. Ambiance électrique au comptoir. Odette déchaînée. Marie-Madeleine qui acquiesce et le patron opineux mécanique.

– Le traiter comme ça, un directeur d’école, comme un gosse, je vous dis. Mais on ne va pas se laisser faire. On va porter plainte. Il va retourner à la circulation le flic africain, c’est réglé d’avance.

– En tous cas, c’est vrai qu’il avait une drôle de tête en sortant…

– Y’a de quoi, non ?

– Je sais pas. Il a rien à se reprocher, si ? Il a aucune raison de le prendre autant à cœur. Remarque, y’a bien la fin de la soirée qu’est pas trop claire, mais je vois pas comment les flics seraient au courant…

– Moi non plus. Ou plutôt, j’ai peur de comprendre. T’as pas été jusqu’à…

– Jusqu’à quoi ? Ça va pas non. Vous êtes des amis quand même. Enfin, surtout toi.

Un silence, une hésitation d’une demi-seconde et Marie-Madeleine se lance :

– Ecoute, Odette, excuse-moi d’insister. J’ai pas de conseils à te donner, mais si l’emploi du temps de Robert n’est pas nickel pour la soirée, ça va finir par se savoir et te retomber dessus.

Faux témoignage, faux alibi, bonjour les dégâts…

– Mais tu arrêtes là ! Tu trouves que la pression est pas assez forte ! Faut toujours que t’en rajoutes. T’as eu deux grands rôles dans ta vie : pot de colle et mère Teresa. Tu m’emmerdes, tu nous emmerdes tous et tu crèveras seule aussi poussiéreuse que tes bouquins…

Marie-Madeleine encaisse sans un mot, un peu groggy quand même. Je m’approche avec l’air de débarquer. Odette dégaine à nouveau. Nouvelle cible. Nouvelles cartouches :

– C’est Robert que vous cherchez ? Il est pas là. Il va pas bien. Si ça se trouve, il est au fond du fleuve à l’heure qu’il est. Et je vais le rejoindre. J’en ai marre. Vous m’entendez, marre de cette petite vie de fonctionnaire à compter le temps, l’argent et les pépins avec ce… ce mou. Il est tellement mou. Voilà, il est mou de partout.

Un rire hystérique chevauche la tirade. Elle craque notre Odette et à part le verre de flotte qu’elle vient de prendre dans la tronche, je vois pas trop ce qui aurait pu la calmer. Parce que là, d’un bloc, elle est restée tétanisée. Coup d’œil derrière moi. Il vise bien, le Robert, longue pratique de pétanque je suppose [vous savez les apéros-parties des camps pédagos]. Odette semble se rendre compte brutalement de tout ce qu’elle a déversé et entre deux sanglots, elle bat en retraite dans un « j’en peux plus » salvateur.

Robert n’a pas lâché son verre, qu’est en pleine danse de Saint-Guy, tellement il tremble.

Je fais signe à Jawel de le remplir avec autre chose que de l’eau.

– Allez, c’est ma tournée. On a tous les nerfs bien à vif, je crois. Faudrait quand même pas oublier qu’on est en vacances et penser à se détendre un peu avant la reprise. Sinon, c’est encore les gamins qui vont morfler et c’est pas notre directeur qui nous dira le contraire !

Regard en biais. C’est visiblement un registre de plaisanteries qui l’indispose.

Notre mère Teresa de choc a commandé un double scotch qu’elle lampe avec une belle santé.

Robert larmoie dans son verre et je cherche un angle d’attaque dans le mien. Belle triplette !

– Et où ils en sont chapeau melon et bottes de cuir ?

– Ils ont interrogé tout le monde, ça y est.

– Bon, ben ce qui est fait n’est plus à faire…

– Apparemment, ils tournent autour des retours de l’Akwaba.

– C’est un peu normal. Si Sophie a pris un taxi à ce moment-là, ils cherchent des témoignages et ils voudraient bien qu’on soit tous très précis sur nos horaires…

Je regarde Robert à la fin de ma réplique (pas mémorable, j’en conviens) mais pour l’instant, il est out et blême et c’est tout.

Marie-Madeleine embraye :

– C’est quand même bizarre qu’elle se soit risquée à prendre un taxi à cette heure dans un pays inconnu. Elle avait un sacré culot, cette fille…

– Une pute, je vous dis, y’a qu’une pute pour tenter le diable comme elle le faisait (tu t’fais du mal, Robert) et d’ailleurs, elle était habillée comme une pute. Vous me direz pas, se foutre une jupe ras les fesses en pleine nuit avec un haut qui laissait tout deviner, y’a que les putes pour ça!

C’est visiblement un mot que notre ami affectionne mais il a son petit effet. Il a repris des couleurs : la bile est remontée et en partie évacuée.

Dernière ligne droite :

– Même son mari, il le dit, c’était vraiment une p…

Au même instant, je vois arriver Habib avec le commissaire Coulibaly. Ouf ! mon vocabulaire menaçait de s’appauvrir. Il a juste le temps de me glisser à l’oreille qu’il vient de s’entretenir avec les deux flics et qu’il voudrait m’en parler après le repas. Je ne peux pas tous les rater ou aller ailleurs. C’est dans les moments de grand chambardement qu’il faut apporter sa pierre à l’édifice du collectif. J’enfile donc ma tenue de joyeuse animatrice et enchaîne blague sur blague au milieu d’une ambiance morose que je feins d’ignorer.

Non, ils n’auront pas raison de ma bonne humeur volontariste !

A la fin du repas, on n’a pas vraiment besoin de s’isoler pour se retrouver seuls. Personne n’a envie de rester traîner. L’ambiance s’alourdit d’he

ure en heure. L’étau se resserre imperceptiblement. Pas à cause de faits précis ni de révélations extraordinaires. Mais c’est pire. Les comportements ont changé. Chacun le sent. Tout le monde s’observe. C’est une guerre des nerfs et je commence à croire que nos deux flics en sont les grands ordonnateurs.

Et d’ailleurs ils sont encore là, dans un coin du bar, à chuchoter entre deux rires sonores.

Ils m’agacent. Je les trouve impudiques. Habib a suivi mon regard et me propose d’aller poursuivre la conversation ailleurs. Je refuse. Je n’ai rien à cacher et donc aucune raison de fuir systématiquement leur présence.

– Alors, quid novi, une petite révélation croustillante ? Ne dis rien. J’ai deviné ! Sophie était la maîtresse d’Odette et Robert l’a tuée pour une sombre histoire de fourrure empruntée et rendue tâchée ?

Décidément, c’est pas mon soir. Habib n’esquisse même pas un sourire.

– Non, non, beaucoup plus banal. Tristement banal. Confirmation des agissements de Robert du temps où il était directeur de l’école Jules Ferry à Puteaux et agissements entre autres, sur la personne du fils de Sophie. C’était même le chouchou à vrai dire et il a commencé à déconner à cette époque, brutalement et sans étapes, à la blanche tout de suite. La thune a pas suivi et ça été l’engrenage classique. Deux ans plus tard, sa mère l’a retrouvé pendu dans la cave après une nuit de piste.

Pas follement gai tout ça. Logique implacable de la descente aux enfers.

Nouvelle démonstration que la vie n’est pas forcément prédéterminée mais qu’une rencontre, bonne ou mauvaise, peut parfois suffire à la tracer et qu’il y a des sillons qui sont des douves pour certains et des caniveaux pour beaucoup.

– Et toi ?

Habib m’arrache à mes états dame.

– Odette est pas loin de flancher. Elle est de plus en plus dans un rapport haine-fidélité à son mec. En tout cas, on la sent prête à le protéger jusqu’au bout. Marie-Madeleine a bien essayé de lui rappeler ses propos contradictoires sur l’emploi du temps de Robert le soir du crime, mais elle s’est faite ramasser, et moi avec d’ailleurs. Elle commence à se méfier, je crois.

– Et Robert ?

– Egal à lui-même. Une violence sourde qui explose de temps en temps et c’est encore sa Louise qu’en a fait les frais ce soir. Il a un discours survolté et hystéro sur la Femme-Pute que symbolisait Sophie. D’après lui, elle a récolté ce qu’elle a semé, fringuée comme elle l’était. Tu vois le style. Sa description vestimentaire a passé au crible la longueur de la jupe et la transparence du chemisier. Il en bavait presque…

Silence. Habib semble réfléchir à mon rapport de gendarmerie. Y’a pourtant pas matière à beaucoup de questionnements…

– Putain ! Attends… Attends un peu. Fais attention à ce que tu vas répondre. C’est vital – Bigre ! – Rappelle-toi quels vêtements portait Sophie à l’Akwaba ?

– J’en sais rien moi, j’ai pas fait gaffe.

– Fais un effort, s’il te plait…

Ça a l’air important. Je ferme les yeux pour mieux me remémorer la soirée. Un petit bout suffirait. C’est bon. J’y suis. Je la revois danser au milieu de la piste, moulée dans un pantalon noir. Le haut, je ne sais plus. Je me souviens du bas parce que je me suis dit que, tout compte fait, elle était pas si bien foutue que ça, je l’ai même soupçonnée d’être un peu celluliteuse et… Bon sang ! mais c’est bien sûr. Je viens de piger et le petit sourire supérieur de mon vis-à-vis me signifie que je suis lente, très lente.

– Compris ? Elle portait un pantalon, tu confirmes. Pas de jupe. Elle s’est donc changée après l’Akwaba, avant de repartir en taxi et je vois mal comment Robert le saurait, à moins de l’avoir suivie.

C’est allé très vite. Des sentiments contradictoires m’envahissent. Il faut réfléchir, être sûrs qu’il ne puisse pas y avoir d’autres explications possibles.

J’ai l’impression qu’on a trouvé le bon fil dans l’écheveau et qu’on est pas loin d’avoir reconstitué la pelote. Je me sens à la fois fière et libérée, responsable et presque coupable… Ouh la la, c’est compliqué.

– Habib ! Tu te rends compte ! C’est grave. Quelle responsabilité… Qu’est-ce qu’on fait ?

– On n’est plus à cinq minutes. Je crois qu’il faut s’accorder une pause et réfléchir un peu.

– Mais à quoi, bon sang, les deux flics sont là. Il faut leur dire. On n’a aucune raison d’attendre. Et si Robert disparaît cette nuit. On aura l’air fins !

– D’abord, ni Robert ni aucun de nous ne disparaîtra. Ne te fais pas d’illusions. On est tous surveillés. Ensuite, je n’ai pas encore décidé d’aller tout raconter aux flics. C’est pas mon style. J’ai jamais collaboré et c’est pas aujourd’hui…

– Te planque pas derrière les formules ronflantes et les idées courtes. Il faut choisir mon vieux. Je te rappelle qu’il y a eu meurtre. Je comprends mal ce qui te fait hésiter. Pas le personnage, quand même, y’en a de plus sympas. En vérité, tu te défiles. Tu marchais tant que c’était un jeu et que tu pesais ni sur les règles ni sur le résultat mais maintenant, il faut t’engager, personnellement et ça, t’aimes pas.

C’est venu naturellement, sans hésiter. Et je regrette déjà.

A la réaction, au visage surtout, je sais que j’ai touché un point sensible.

 

  Habib

 

– Y’a qu’à… Faut qu’on… On retrouve la pédago qui manipule aisément les pronoms indéfinis et la p’tite bourgeoise révolutionnaire avec des prolos pour se planquer derrière. Pourquoi t’y vas pas, toi, parler aux flics ?

Le ton est monté d’un cran. Ma voix a transpiré d’une pointe d’agressivité, infime mais suffisante pour réduire Axelle au silence. Je suis capable de bien pire en temps normal quand on me cherche et elle vient d’appuyer là où ça fait mal. « Tu te planques, tu te défiles quand il faut t’engager personnellement… »

C’est le résumé de ma vie. La fuite. Pas étonnant qu’à quarante-cinq ans, je sois le cul entre deux continents. Incapable de poser mon sac et de pioncer plus de six mois consécutifs dans le même décor. Des visages de femmes hantent ma mémoire. Je les ai croisées. Certaines ont compté. Mais au dernier moment, je me suis toujours tiré.

Fuir à toutes jambes au petit matin, quitter des bras, sortir des draps, plonger dans ses chaussettes et tenter d’oublier l’étreinte froide de la veille devant un café-croissant sur le zinc du troquet voisin.

Fuir en pinaillant, en ergotant tant et plus, et fatigué de parler, répondre " Oui, je suis d’accord… »

et oublier immédiatement la question.

Fuir comme on regarde des photos, revivre intensément au plus profond l’intimité et la chaleur de l’instantané mais ne laisser ses cordes vocales exprimer que la justesse des lignes de force, la netteté ou la qualité de grain du papier.

Fuir immobile, refermé comme une huître sur sa perle de silence, imperméable à la tempête extérieure. Refouler ses sentiments, les anesthésier, les nier et se persuader de leur non-existence.

La fuite, c’est un art…

Mais aujourd’hui, j’en ai marre. Cette fois, c’est différent. Je le sais au plus profond de mes tripes.

La rencontre d’Axelle n’est pas l’écho d’un déjà vécu.

Je plonge dans ses yeux et j’ai pas envie de me sauver…

Notre rencontre est unique, je le sens et cela ne peut lui échapper. Mais la vie d’Axelle n’est qu’une succession de rencontres. Je ne serai qu’un épisode, important au présent, mais juste un chaînon cloné sur le grand sautoir de sa philosophie de l’existence.

Habib, tu dérailles.

Ta façon de voir n’est pas meilleure. Les lignes imaginaires qui parcourent ton globe. Ton partage manichéen de l’humanité : ceux qui sont de ton côté de la limite et les autres.

Vestiges de lutte des classes.

Jugement facile.

Un bout d’histoire intense vaut mieux qu’une vie entière morne et fade, et seul. Et ce bout de chemin sera aussi ce que tu en feras…

Le silence s’est installé depuis un long moment et nos pas nous ont guidés jusqu’à la chambre d’Axelle. Je m’écroule sur le lit, les yeux perdus dans une toile d’araignée. Axelle doit sentir mon malaise et d’une voix complice, elle me décolle du plafond et m’arrache facilement un sourire.

– C’est un moment important, j’ai ce qu’il nous faut…

Elle plonge la main dans son sac de voyage et sort une bouteille. Liquide translucide. Absence d’étiquette. Ça va déménager.

– Calva. C’est ma dernière et c’est du tout bon !

Elle fonce dans la salle de bain et rapporte, triomphante, le verre à dents.

– T’inquiète, ça tue tous les microbes…

– Je suis pas inquiet. Je te suivrai au bout du monde les yeux fermés… pour un coup de gnôle !

Première gorgée. La plus délicate. Celle qui nous rappelle nos cours de biologie et nous surligne en rouge le tube digestif. Après, ça descend tout seul.

La radio du gardien diffuse en sourdine le dernier flash-infos. La voix d’un journaliste se gargarise de concert des nations, de résolution onusienne et de dommages collatéraux inévitables.

Axelle se glisse près de moi, dans le lit. Le regard vague, lointain.

L’alcool libère des souvenirs. Autre rencontre. Autre histoire…

Pendant que la lune étire, chaque jour un peu plus, son voile de lumière, Américains et autres fous de Dieu se préparent à la guerre… Pendant que l’astre nocturne dévoile sa nudité ronde et pleine, la folie gagne l’esprit des uns et l’espoir déserte le cœur des autres. Et pendant que tu tires un coin du drap sur tes jambes, ton ventre… Moi je…

– Axelle…

– Je t’écoute Habib.

– Je voudrais te dire… – Je suis mal barré – Je… je crois que… je…

– Oui…

– Je… Enfin, toi et moi… nous deux… c’est… c’est pas rien…

Raté !

Putain que c’est difficile de le dire avec des phrases !

Que de points de suspension !

La prochaine fois, je lui ferai une déclaration en braille. Je serai moins ridicule.

– Axelle, je veux tes yeux…

Nos regards se fondent.

Les yeux d’Axelle sont clairs et sombres comme la nuit qui tombe sur Ségou. 

 

Photo: Frank Boulabi


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